Raconter le travail réel

Trois médias numériques, lancés en 2014 et 2015, tournent autour du travail. Leur point commun : mettre en valeur les récits des travailleurs eux-mêmes.

Le premier projet éditorial, Raconter la vie (raconterlavie.fr) a été lancé en janvier 2014 par Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, et soutenu par les Editions du Seuil. Il accueille des textes écrits essentiellement par des anonymes, dont un certain nombre autour de différents métiers.

« Ce projet a l’ambition de répondre au besoin de voir les vies ordinaires racontées, les voix de faible ampleur écoutées, la réalité quotidienne mieux prise en compte », écrivait Pierre Rosanvallon lors du lancement dans un manifeste intitulé « Le parlement des invisibles » : « Donner la parole, rendre visible, c’est aider les personnes à retrouver leur dignité, à résister. C’est leur permettre de rassembler leur vie dans un récit qui fait sens, de l’insérer dans une histoire collective ».

On y trouve des témoignages très variés : un conducteur de métro, une psychologue, une caissière, une conseillère d’orientation, un infirmier, un routier, un boulanger, une employée de fast-food, un directeur d’agence bancaire, un charpentier…

Dans l’Education nationale

Dans le sillage du projet « Raconter la vie », le SGEN-CFDT, un syndicat de l’Education nationale, a lancé en septembre 2014, Raconter le travail (raconterletravail.fr), un espace où les professionnels de l’enseignement peuvent témoigner de leur travail, de ce qu’ils vivent au quotidien, sur ce qu’il se passe de façon invisible au sein des établissements scolaires.

Le but est de raconter le concret et la diversité des situations. « La représentation du travail dans l’Education nationale fait aujourd’hui défaut. La méconnaissance du travail réel des personnels, par les médias et les corps intermédiaires comme par les intéressés eux-mêmes, explique à la fois les carences des politiques publiques et l’incapacité des personnels à agir collectivement », estime Frédéric Sève, secrétaire général du SGEN-CFDT dans le manifeste de lancement du site. Cette initiative a été parrainée par Pierre Rosanvallon et son équipe.

Le dernier né est le site Dire le travail (direletravail.coop), lancé en avril 2015 par la coopérative du même nom regroupant une cinquantaine de sociétaires et animée par Patrice Bride, ancien rédacteur en chef des Cahiers pédagogiques.

Ce média publie aussi des écrits signés des travailleurs eux-mêmes. Des professionnels les aident à mettre en forme leurs récits. « Nous cherchons avant tout à mettre en avant le travail, plutôt que le métier : non pas ce que fait en général un maçon, un gardien de musée ou un policier, mais la façon très particulière dont une personne forcément unique s’est débrouillée de ce qu’elle avait à faire, dans son contexte propre », explique Patrice Bride. Une vingtaine de récits sont déjà en ligne, rédigés par un dermatologue, un caissier, une infirmière, une accompagnatrice en soins palliatifs, etc.

Ce qui se fait au-delà du métier

Ce travail d’expression écrite produirait plusieurs effets. « Dire son travail est important. Poser des mots permet de prendre de la distance par rapport au quotidien, à l’apparente routine ou à la course permanente, constate Patrice Bride. On réalise tout ce que l’on arrive à faire malgré les difficultés, les prescriptions parfois contradictoires, voire la souffrance. À cet effet révélateur, vient s’ajouter un effet assurance ou réassurance quand on n’est pas très sûr de ce que l’on fait. Enfin, l’écriture est une manière de partager avec d’autres son expérience et ses histoires de travail, de les faire reconnaître ».

Nadir Abdelgaber, un jeune caissier a rédigé un texte sur son quotidien, en partant de la façon dont il plie le ticket de caisse avant de le tendre au client. « Pour lui, écrire sur son travail, être publié, lu, est une manière de montrer son travail sous un angle positif. Il ne s’agit pas seulement de montrer comment il fait son travail mais aussi la façon dont il se l’approprie », témoigne Patrice Bride.

Ariane Grumbach a publié un texte (« Des mots pour mieux manger ») sur son activité de diététicienne. « J’avais déjà un certain recul sur mon vécu professionnel. En revanche, je n’avais jamais formalisé des mots dessus et en ce sens, la démarche était fructueuse », estime-t-elle. « J’aime cette façon de passer » de l’autre côté du miroir « de métiers que l’on ne connaît que très partiellement. Cela me paraît une démarche extrêmement intéressante que l’on travaille seul ou en entreprise car elle peut aider à prendre conscience de la valeur de son travail, des compétences acquises au fil du temps. C’est aussi une façon de fixer la mémoire du travail », poursuit-elle.

Faire partie d’un tout

Aude Baron, qui a écrit un texte sur son activité de paludière, a également ressenti l’importance de transmettre sa passion pour son métier. Au-delà, elle compare cette démarche à un « travail thérapeutique ». « J’avais témoigné une première fois sur mon métier pour un blog. Cela avait enclenché quelque chose chez moi. J’ai eu envie de poursuivre cette réflexion. Cela m’a fait du bien et m’a conforté dans mon choix de vie. Avant de devenir paludière comme mon père, j’ai été chargée de communication au sein d’une collectivité locale. Écrire ce texte m’a fait réaliser un certain nombre de choses dont je n’avais pas conscience sur le sens de ce que je faisais. Depuis, je les vis de façon encore plus intense », analyse-t-elle. « En décrivant mon activité, j’ai l’impression de faire partie d’un tout, d’être en accord avec la nature, le cycle des saisons. C’est un travail sur soi en permanence ».

Par ailleurs, la publication de ce texte a favorisé des discussions avec ses proches. Elle s’est rendu compte qu’elle préférait utiliser le terme d’activité qui renvoie à des choses positives, à un épanouissement, plutôt que celui de travail associé à quelque chose de laborieux, de pénible.

« En période de crise économique, d’événements tragiques comme nous le vivons actuellement, il est important de revenir aux fondamentaux, de faire son travail avec amour, de remettre les relations humaines au cœur de nos activités. Le métier de paludier est à la fois solitaire et solidaire. Le monde du marais est une grande famille alors que lorsque je travaillais dans la fonction publique j’avais le sentiment d’être très isolée », conclut-elle.

Etre connecté à l’actualité

L’une des ambitions de Dire le travail est aussi de chercher des connexions avec l’actualité. Il accueille par exemple le témoignage d’Adèle Wine, partie en mission comme responsable d’approvisionnement dans un Centre de traitement Ebola de Médecins sans frontières en Guinée. « Derrière chaque événement de l’actualité, il y a toujours du travail, des femmes et des hommes qui font ce qu’ils ont à faire avec de l’intelligence, des émotions, des convictions, des valeurs », résume Patrice Brice.

Outre cette publication web, la coopérative Dire le travail développe d’autres activités tels que des ateliers à destination de particuliers souhaitant écrire sur leur travail, ou des interventions auprès d’organismes (associations, syndicats, entreprises, etc.), en particulier dans le cadre de formations autour de questions liées à l’expression sur le travail. Elle est actuellement en discussion avec l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) et la CFDT intéressées par la démarche.

Pour compléter ce tour d’horizon de cette « démocratie narrative » (selon l’expression de Pierre Rosanvallon), il faut également évoquer les blogs, un média personnel parfois utilisé par leurs auteur(e) s pour s’interroger sur leurs pratiques professionnelles. Le milieu médical est incontestablement surreprésenté. On peut citer Jaddo (rédigé par une jeune généraliste), Vieux et merveilles (une auxiliaire de vie), Boules de fourrure (un vétérinaire) ou encore 10 lunes (une sage-femme).

Ces différentes initiatives montrent que parler du travail n’est pas réservé aux sociologues, aux économistes, aux politiques ou aux journalistes. Derrière les notions de marché du travail, de chômage, de productivité, d’innovation, de management… il y a le travail réel, l’humain. « Nous voulons donner à lire le travail réel. De l’engagement, du conflit, de la solidarité : ce qui se joue au travail, parfois envahissant, parfois dépourvu de sens, avec ses grandeurs comme ses difficultés, toujours au cœur du fonctionnement de la société », résume Patrice Bride.
le Monde 21/11/2015