Sur leur chaîne de vidéos en ligne, ils dépoussièrent l’image du livre et donnent voix au chapitre à la littérature jeunesse ou young adult. Plongée au cœur d’un phénomène à la page qui intéresse de plus en plus les éditeurs.
Sur les étagères, des dizaines de bouquins classés par taille, couleur ou édition. Une librairie? Non, le décor d’une vidéo YouTube. Ou BookTube, littéralement la télé du livre. Comme Norman avec ses saynètes humoristiques ou EnjoyPhoenix avec ses (périlleux) conseils beauté, les BookTubeurs se présentent face caméra, dans leur chambre d’ado. Mais derrière eux, ni fard, ni mascara. Rien que des livres. Ces vloggueurs –bloggueurs vidéo– dissertent littérature, avec les codes du média: «Salut à tous, bienvenus sur ma chaîne!» Le phénomène, déjà populaire aux États-Unis, en Angleterre et en Espagne, prend de l’ampleur en France.
Solène Perrono, chargée de développement marketing et commercial aux éditions du Cherche midi, est enthousiaste. Elle avoue même avoir fait de belles découvertes littéraires en regardant des vidéos.
«BookTube permet de voir qu’un vrai lectorat jeune existe, alors que ça fait dix ans qu’on n’arrête pas de prévoir la mort du livre et du papier. Je connais beaucoup de personnes de 35 ou 45 ans qui trimballent partout leur liseuse, alors que les jeunes semblent vraiment être attachés au livre. Ils ont à cœur de présenter leur bibliothèque, ils commentent les couvertures, ils aiment l’objet.»
Envois et «unboxing»
Pour les maisons d’éditions, disposer de jeunes chroniqueurs efficaces et sincères s’adressant à leurs semblables est une aubaine. À tel point qu’en visionnant les vidéos, il n’est pas rare de voir les BookTubeurs parler de «services presse», des livres envoyés par les maisons d’éditions avant la sortie en librairie. Ils filment également des «unboxing», des déballages de cartons de bouquins. Un format qui vient du monde du jeu vidéo, avec le patron de Nintendo, Satoru Iwata.
Quoi, les BookTubeurs ne choisissent-ils pas leurs livres à la couverture, à l’odeur, grâce aux conseils de leurs amis? Comme ils le font avec les blogueurs depuis une dizaine d’année, certains éditeurs présentent aux BookTubeurs un catalogue d’ouvrages à paraître. Le jeune critique effectue une sélection de livres susceptibles de l’intéresser, et donc d’être chroniqués. Mais souvent, après ce premier contact, les maisons d’éditions ne s’embourbent plus dans de fastidieuses opérations de ciblage. L’adresse du vloggueur en poche, les éditeurs envoient à tout-va.
Sous pression
Justine, 24 ans, est assistante éditoriale en alternance aux éditions de la Martinière, mais également BookTubeuse. Sur internet, elle s’affiche sous le pseudo de Fairy Neverland (19.000 abonnés). Cette jeune fille à la frimousse malicieuse n’apprécie que moyennement les approches cavalières de certains éditeurs:
«Depuis fin 2012, je reçois beaucoup de livres de maisons d’éditions. Certaines envoient un mail pour me proposer un livre à paraître en échange d’une chronique, et parfois ne se gênent pas pour donner une limite de temps pour la publication de la vidéo afin que cela convienne à leur phase de promo! D’autres envoient directement le livre, sans demander si je suis intéressée. Même si il n’y a pas d’obligation, je me sens un peu contrainte, sous pression. J’ai donc décidé de ne plus faire de chronique sur un livre imposé.»
Cinq à dix heures pour une vidéo
Comme Fairy Neverland, d’autres BookTubeuses (oui, il y a beaucoup de filles) rechignent de plus en plus face aux services presse. Nine Gorman, 25 ans, a un emploi dans l’armée. Depuis plus de deux ans, elle anime la chaîne Les lectures de Nine (26.000 abonnés), et n’accepte plus de services presse.
«Je ne me force plus. On est toujours très content de recevoir un livre gratuit, mais derrière, c’est beaucoup de boulot. Même si c’est un plaisir, il y a le temps de la lecture, l’écriture des vidéos (deux par semaine) puis leur réalisation, ce qui me prend de 5 à 10 heures pour une vidéo un peu plus élaborée. Il faut également animer les réseaux sociaux, lire et répondre aux commentaires…»
La jeune femme ne serait pas contre une petite rémunération :
«Ce serait hypocrite de dire que je n’aimerais pas en vivre, mais pour l’instant c’est impossible. Les maisons d’éditions ne voient pas encore l’impact sur les ventes. Il faudrait qu’elles paient pour nos chroniques, comme cela se fait aux États-Unis où les BookTubeurs sont rémunérés par les éditeurs et les librairies.»
«Rien ne vaut un vrai coup de cœur»
Si les éditeurs commencent à payer pour des chroniques, quid de l’indépendance des jeunes critiques? Ne risqueraient-ils pas d’être catalogués comme étant achetés, au même titre que les YouTubeuses mode et beauté?
Cette hypothèse fait frémir Solène Perrono des éditions du Cherche midi.
«En leur envoyant un service presse, je leur permets de recevoir gratuitement un livre en avant-première. Pour moi, la rétribution, c’est le livre. Pourquoi les marques devraient-elles payer des chroniques? Si ma maison d’édition décidait de payer, ce serait pour un publi-rédactionnel ou une publicité. Rien ne vaut un vrai coup de cœur! D’ailleurs, les ventes explosent après un coup de cœur littéraire de RTL. Les BookTubeurs qui parlent d’un livre qu’ils ont découvert par leurs propres moyens sont bien meilleurs. Les rémunérer pour des chroniques nous desservirait: on leur reprocherait de réciter un truc juste parce qu’ils sont payés par la maison, alors que sur YouTube, on s’attend à voir des personnes réelles, chez elles et sincères. Ce serait contre-productif pour les BookTubeurs et pour nous. Je reste donc dans une méthode artisanale: je regarde les vidéos, je cible les propositions en fonction de ce qu’ils aiment.»
Un pourcentage Amazon
De leur côté, les BookTubeurs, qui font de plus en plus le tri dans les services presse, ne se privent jamais pour donner leur avis. Si Justine avoue nuancer ses propos, ce n’est pas pour ménager l’éditeur. Elle pense à l’auteur et sa communauté YouTube. Quand elle n’aime pas, elle se contente d’un «ça l’a pas fait pour moi». Chez Les lectures de Nine, c’est plus cash.
«J’ai déjà descendu certains bouquins services presse. La maison d’édition ne dit rien parce que le seul fait de parler d’un livre leur fait de la pub. D’ailleurs, les gens sont curieux, ils ont tendance à beaucoup acheter les livres que je n’aime pas du tout.»
Comment le sait-elle? Parce qu’elle touche un pourcentage des ventes grâce à Amazon.
«Sous les vidéos, et pour chaque livre dont je parle, je mets un lien vers Amazon. C’est une sorte d’affiliation. Je fais une vraie pub, donc à chaque vente, je touche une commission.»
Une monétisation YouTube
En plus de ces quelques centimes engrangés à chaque vente Amazon par le biais de sa chaîne, Nine Gorman peut monétiser ses vidéos. Il s’agit de faire de sa chaîne une source de revenus constants. Pour cela, il suffit d’activer un bouton «monétisation», ce qui permet à YouTube, avec son programme de publicité Google Adsense, de mettre de la publicité sur les vidéos. Et de faire gagner un peu d’argent au YouTubeur.
Chez les BookTubeurs, on est loin des 300.000 euros par an, environ, perçus par EnjoyPhoenix. Émilie, jeune libraire à Annecy, alias Bulledop (14.000 abonnés), gagne environ 20 euros par mois avec YouTube, Fairy Neverland touchait 100 euros tous les deux mois quand elle faisait plus de vidéos. De l’argent de poche.
Alors pour augmenter le nombre de vues, pour gagner plus d’argent, les vloggueurs font appel à des networks, des agents, souvent affiliés à YouTube. C’est le cas des Lectures de Nine:
« Je suis entrée chez le network Wizdeo car certaines de mes vidéos ne pouvaient pas être monétisées (YouTube empêche la monétisation ou bloque la diffusion de vidéos utilisant des images ou musiques non libres de droits, NDLR). Wizdeo me permet de diffuser quand même ces vidéos et je suis protégée. Ils donnent aussi quelques conseils, mais pour eux, en dessous d’un certain nombre de vues on est un peu transparents. Ma chaîne est affiliée au network qui prend un pourcentage. Mais à la fin de mon contrat, je ne resterai pas.»
L’aide des networks
Le network YouTube est une sorte d’intermédiaire entre la chaîne et les annonceurs. Ils proposent de nombreux services, notamment le coût pour 1.000 vues (CPM) qui permet aux YouTubeurs de gagner une somme à chaque 1.000 vues sur une vidéo. Bien entendu, ce CPM varie en fonction de la notoriété du vloggueur. Un network européen qui a voulu que son nom et le nom de son entreprise n’apparaisse pas explique:
«Quand un YouTubeur commence à tourner, on lui propose d’intégrer notre réseau avec un contrat d’un ou deux ans. On propose un accompagnement de développement d’audience avec une équipe agréée YouTube, on surveille que sa vidéo ne soit pas piratée, on protège ses droits. Et on touche un pourcentage des recettes. Le pourcentage reversé au YouTubeur, c’est négocié au cas par cas. Quant aux BookTubeurs, on en a de plus en plus. On les sélectionne en fonction de leur ligne éditoriale: un type qui fait du Harry Potter fera plus de vues qu’un type qui fait du Dostoïevski, parce que la cible c’est les 17-25 ans.»
Un business passion
Un vrai business. Par un effet d’entraînement, à cause de la concurrence ou par simple plaisir du travail bien fait, les BookTubeurs, améliorent la qualité de leurs vidéos. Une bonne chose, notamment pour ceux qui regardent, mais ce n’est pas anodin. En investissant dans du matériel de qualité, ces jeunes vidéastes qui ont commencé pour la plupart avec une webcam, espèrent voir un retour, notamment en nombre de vues.
Au-delà des petites polémiques internes sur cette épineuse question de la professionnalisation, tous les BookTubeurs s’accordent sur un point: la lecture avant tout. Pour beaucoup, l’idée de se lancer sur internet est venue de deux carences: le vide de la communication en littérature jeunesse, et l’absence de passeurs de lectures dans leur entourage. Émilie, Bulledop sur la toile, s’est lancée sur YouTube en 2011. Par nécessité.
«Avant, je n’aimais pas du tout lire. La lecture est arrivée vers la fin du collège grâce à une prof, et depuis, je n’ai plus lâché. J’ai rapidement lancé un blog, puis une chaîne YouTube car autour de moi, presque personne ne lisait et j’avais besoin de parler de mes lectures.»
Caisse de résonance
Car YouTube, c’est pouvoir échanger avec ses semblables sur des thématiques communes et dans un même langage. C’est un peu le journal intime raconté aux copines qui se fédèrent autour d’un élément, peu importe que l’on parle maquillage ou bouquins. La youTubeuse beauté EnjoyPhoenix a notamment bâti sa notoriété en dévoilant ses tracas de lycéenne mal aimée. Une caisse de résonance auprès des adolescentes si l’on en croit ses presque deux millions d’abonnées.
La starification? Justine (Fairy Neverland) ne comprend pas. La jeune femme souhaite avoir un «vrai» métier à côté de ce loisir. D’ailleurs, elle n’est pas affiliée à un network.
«Le but est de faire découvrir des livres. Je regarde d’autres BookTubeuses, notamment anglophones, et certaines, je les adore! Je serais ravie de les rencontrer, mais surtout pour parler littérature, car avant d’être BookTubeuse, je suis lectrice. Certaines personnes m’ont dit qu’elles avaient commencé à lire après avoir regardé des vidéos. C’est ça qui est important.»
Slate 29/11/2015