Comment les « adblockers » bousculent Internet

Le succès fulgurant des « adblockers », ces logiciels permettant de bloquer les publicités sur le Web, est en train de remettre en cause tout l’équilibre du secteur. Editeurs et annonceurs cherchent la parade.

La technologie aura-t-elle raison de la publicité ? On peut se poser la question, au vu de la progression fulgurantedes « adblockers » ces derniers mois. Au total, dans le monde, plus de 200 millions de personnes utilisent un bloqueur de publicité. Dans certains pays, entre un tiers et la moitié des internautes seraient concernés par le phénomène. C’est ainsi que certains éditeurs français ou allemands, sous couvert d’anonymat, reconnaissent avoir perdu entre 25% et 40% de leurs revenus publicitaires en ligne. Le tout dans un contexte déjà dégradé de chute des prix. C’est donc tout l’équilibre du secteur et sa diversité qui est remise en cause.

Comment en est-on arrivé là ? Les annonceurs eux-mêmes reconnaissent avoir été trop loin dans les publicités intrusives. L’IAB (Interactive Advertising Bureau), qui définit les normes du secteur, l’a avoué aussi. Son vice-président en charge de la technologie, Scott Cunningham, a récemment publié une tribune sur le site de l’organisation. « On a tout gâché, convient-il. Dans la technologie, nous nous devons de livrer des contenus et des services aux utilisateurs. Or, nous avons perdu de vue l’expérience utilisateur. » Une vision court-termiste l’a emporté, au risque de lasser l’internaute.

Dans la foulée, l’IAB a lancé un programme chargé de remettre à plat la publicité en ligne. Annonceurs et éditeurs s’engageraient à limiter le nombre d’espaces publicitaires sur une page, à ne pas proposer trop de publicités dans un même laps de temps, sur des vidéos par exemple, ou encore à éviter des formats trop intrusifs, comme ces publicités qui envahissent toute la page sans que l’utilisateur ne puisse s’en débarrasser… Trop tard ? Pas forcément. Dans les études menées pour déterminer les motivations des internautes, une infime minorité met en avant des raisons idéologiques. Seule une poignée d’internautes est hostile, par principe, à la publicité. Une écrasante majorité est prête à en supporter, si les formats sont adaptés (limités, respectant leur vie privée) et si la publicité permet de faire vivre certains éditeurs.

Autre motif d’espoir : les résultats encourageants de certaines initiatives en Allemagne, le pays le plus touché par le phénomène. C’est là qu’est né Adblock Plus, leader incontesté des logiciels de blocage, avec plus de 120 millions d’utilisateurs au total dans le monde. C’est là aussi que la justice a conforté le modèle, pourtant décrié, de cette start-up.

Certains éditeurs allemands, comme « Bild » (du groupe Axel Springer) et Gruner + Jahr (« Gala », « Glamour », « Stern ») ont donc réagi en interdisant l’accèsde leurs sites aux internautes utilisant un bloqueur. Pour y accéder gratuitement, ceux-ci doivent désactiver leur logiciel ou bien payer (2,99 euros par mois pour « Bild ») pour un accès sans publicité. Résultat : une légère baisse de fréquentation du site, mais les deux tiers des internautes ont accepté de désactiver leur logiciel antipub, alors qu’une infime minorité est passée au payant – Springer n’a pas révélé le nombre exact. Par ce biais, les grandes marques médias pourraient donc limiter l’impact des « adblockers », voire renouer avec un cercle vertueux.

« Les marques qui proposent des contenus premium s’en sortiront, ceux qui ne font que reprendre ceux des autres, qui ne peuvent pas faire payer les lecteurs pour cela et n’ont donc d’autre choix que d’être financés à 100% par la publicité, ont du souci à se faire », affirme Frédéric Filloux, éditeur de la Monday Note.

Mais l’avenir du secteur pourrait bien dépendre du comportement des géants. Les Apple, Google et autres Facebook ont des intérêts divergents dans ce domaine. Apple, par exemple, tolère des applications de blocage de publicitésur son App Store. Celles-ci permettent de bloquer les publicités sur son navigateur mobile Safari, voire même sur les applications. Un changement de paradigme pour l’économie naissante de la publicité mobile… qui pourrait viser son concurrent direct, Google, dont le modèle repose sur la publicité. Ce dernier préparerait d’ailleurs sa riposte et plancherait sur une solution à fournir au marché. Sans compter que les opérateurs télécoms pourraient entrer dans le jeu : une start-up israélienne, Shine, leur propose déjà de bloquer les publicités pour alléger les données qui transitent sur leur réseau et peser davantage face aux géants du Net…

Les conséquences sont donc incertaines, surtout si la guerre Apple-Google se développe. Mais une chose est sûre : le monde de la publicité en ligne va entrer dans une nouvelle ère. Les dérives ne seront plus possibles, y compris de la part de grandes plates-formes vidéo qui peuvent encore proposer des spots de 30 secondes au début de vidéos… d’à peine une minute… et les rediffuser plusieurs fois d’affilée. Le ciblage va devoir se remettre en question, les internautes ayant de plus en plus de mal à supporter de se voir proposer le même produit pendant des mois, juste à cause d’une recherche effectuée une fois.

Et la technologie utilisée par les « adblockers » va encore s’affiner. Il serait dangereux et vain, pour les éditeurs, d’entrer dans une course technologique perdue d’avance. C’est pour cela que, aujourd’hui, ceux-ci explorent deux voies principales : d’un côté, les contenus premium, financés par des abonnements ou des paiements à l’acte ; de l’autre, l’internalisation de studios de production afin de proposer des contenus de marque et de reprendre la main sur la manière dont ces contenus publicitaires sont diffusés. Condé Nast ou CBS Interactive l’ont déjà fait, de même que le « New York Times », qui emploie déjà plusieurs dizaines de personnes dans cette unité.