Les pubs pour les médicaments bannies des écrans télé américains ? C’est en tout cas le souhait de la puissante American Medical Association (AMA). Dans une tribune publiée mercredi 27 novembre, cette association qui défend les intérêts des médecins et l’éthique de la profession, s’inquiète de l’impact de la publicité sur les dépenses de santé, un thème majeur de la campagne présidentielle de novembre 2016. « La multiplication des spots dope la demande pour les molécules les plus chères, bien qu’il existe des alternatives moins coûteuses et tout aussi efficaces, souligne le docteur Patrice Harris, le président de l’AMA. Elle encourage aussi les patients à réclamer les médicaments les plus récents et les plus onéreux, bien qu’ils ne soient pas toujours appropriés. »
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Les Etats-Unis sont le seul pays au monde à autoriser la publicité télévisée pour les médicaments sur ordonnance. Annonceurs chouchoutés par les grandes chaînes de télévision et la presse, les laboratoires ont dépensé, en 2014, plus de 4,5 milliards de dollars (4,1 milliards d’euros) pour faire la promotion de leurs molécules, soit 30 % de plus qu’il y a deux ans.
La palme d’or revient au géant américain Pfizer avec 1,1 milliard de dollars d’espaces achetés, dont 246 millions pour le Lyrica, prescrit comme antalgique et anxiolytique, 232 millions pour son célèbre Viagra, et 221 millions pour l’Eliquis, un anticoagulant indiqué pour prévenir les accidents vasculaires cérébraux.
Concurrence accrue
Et 2015 s’annonce comme une année record : selon les chiffres de la firme Kantar Media, les investissements des groupes pharmaceutiques ont bondi de 10 % au premier trimestre et de 13 % au second, dans un marché pourtant en déclin. Parmi les médicaments les plus en vue, l’Harvoni, un traitement contre l’hépatite C. Lancé il y a un an par Gilead, il est soutenu par une campagne dont le coût devrait atteindre 150 millions de dollars.
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Autres stars : les antidiabétiques. En un an, les laboratoires ont doublé leur mise dans un contexte de concurrence accrue et de guerre des prix. Rien qu’en octobre, Johnson & Johnson a dépensé plus de 13 millions de dollars pour diffuser à la télévision un spot vantant les mérites de son Invokana, selon les données publiées par la société d’étude iSpot-tv. Un investissement à la hauteur de l’enjeu : plus de 29 millions d’Américains sont atteints de diabète. Même si tous risquent de ne pas pouvoir s’offrir une thérapie dont le coût annuel peut atteindre 4 600 dollars, soit quinze fois plus que la molécule la plus courante, la metformine.
Un sondage publié en octobre par la Kaiser Family Foundation (KFF) montre que la réclame est un levier pour les labos. Un adulte sur huit dit avoir obtenu une ordonnance pour un médicament après avoir discuté avec un médecin d’une publicité vantant ses mérites. Selon la moitié des personnes interrogées, ces spots apportent une information claire sur la maladie ciblée par la molécule, ses bénéfices et ses effets indésirables.
Au détriment des génériques
Pour le Dr Sharon Levine, l’une des porte-parole de Kaiser Permanente, l’un des principaux assureurs et prestataires de soins aux Etats-Unis, les effets secondaires de cette communication sont inquiétants. « Les sommes investies en marketing pas les laboratoires se reflètent dans les étiquettes, et les campagnes orientent leur choix vers des médicaments de marque au détriment des génériques », dit-elle. C’est ce qui se passe avec le Nexium d’AstraZeneca, dont le brevet a expiré, mais qui reste très prisé des Américains, avec des clips publicitaires qui tournent en boucle sur les écrans.
« Les pubs, dont les allégations sont souvent à la limite de la légalité, incitent les malades à faire pression sur les médecins pour obtenir des médicaments qui ne sont pas toujours efficaces », ajoute-t-elle en citant l’Opdivo, un anticancéreux de Bristol-Myers Squibb qui vient d’être autorisé pour traiter certains cancers du poumon. « Le spot met en scène des patients, le regard tourné vers un gratte-ciel, avec comme slogan “A chance to live longer” (Une chance de vivre plus longtemps). En réalité, cette molécule hors de prix n’augmente l’espérance de vie que de trois mois par rapport à une chimiothérapie classique », se scandalise-t-elle.
Alors que le sondage de la KFF révèle que le coût des médicaments sur ordonnance est une préoccupation pour 77 % des Américains, les candidats à la présidentielle ont saisi la balle au bond. Favorite pour l’investiture démocrate, Hillary Clinton a promis de prendre des mesures pour freiner l’inflation des étiquettes, notamment en mettant fin aux allégements d’impôts dont bénéficient les labos pour faire la pub de leurs médicaments. Elle prévoit que chaque spot soit examiné par l’agence américaine du médicament pour que celle-ci s’assure de la qualité de l’information diffusée.
Hilary Clinton menaçante
« La quasi totalité des pays industrialisés ont banni la réclame directe au consommateur, car elle gonfle le prix des médicaments et peut inclure des informations déconcertantes, trompeuses ou incomplètes, tout en exagérant leurs bénéfices », dit Mme Clinton. « Les laboratoires ne devraient pas avoir le droit de tirer des profits exorbitants de leurs molécules, ou dépenser des sommes déraisonnables en marketing », ajoute-t-elle. Rappelant que les contribuables versent des milliards aux industriels sous forme de subventions, elle menace de les sanctionner s’ils s’avèrent que les Américains « n’en ont pas pour leur argent ».
Le laboratoire Gilead s’est ainsi attiré les foudres des politiques. Inventeur de deux médicaments révolutionnaires contre l’hépatite C, le Sovaldi et l’Harvoni, il est accusé d’avoir gonflé leur prix (84 000 et 94 500 dollars), en sachant que cela les rendrait inaccessibles pour la majorité des patients.
Un rapport du Sénat publié mardi 1er décembre, révèle que Medicaid – l’assurance santé gérée par le gouvernement et destinée aux familles pauvres – a dépensé, en 2014, 1,3 milliard de dollars pour se les procurer mais que cette somme n’a permis de traiter que 2,4 % des malades. « L’objectif premier de Gilead a toujours été de maximiser son profit, indépendamment des conséquences humaines », a regretté le sénateur démocrate Ron Wyden (Oregon). « Si cette politique de prix est à l’avenir suivie par d’autres laboratoires, traiter ne serait-ce qu’une fraction des patients coûtera des milliards et des milliards », a-t-il ajouté.
Le Monde 06/12/2015