Le phénomène « Tanguy », qui désigne les jeunes s’éternisant sous le toit parental sans jamais prendre leur indépendance, est devenu massif, estime la Fondation Abbé Pierre (FAP) dans une étude publiée le 5 décembre. Et sa réalité est bien moins amusante que la fiction d’Etienne Chatiliez qui avait popularisé l’expression.
S’appuyant sur les résultats de l’enquête logement de l’Insee, menée en 2013, la FAP relève que 4,5 millions de majeurs – dont 1,3 million a plus de 25 ans – sont hébergés chez leurs parents ou des amis. Une forte proportion (1,9 million) est certes étudiante mais, fait nouveau et préoccupant, il y a aussi, désormais, 1,5 million de jeunes travailleurs que la cherté des loyers et la précarité de l’emploi bloquent dans leur projet de décohabitation. Pire, le retour au domicile parental, après des mois voire des années d’autonomie, est de plus en plus fréquent. En 2013, 338 000 personnes de plus de 25 ans, non étudiantes, ont été contraintes de revenir chez leurs parents ou grands-parents après une expérience de logement indépendant. Ils n’étaient que 282 000, en 2002, soit un bond de 20 % au cours de la décennie qui a précisément connu la flambée des prix de l’immobilier dont on mesure encore à peine l’étendue des dégâts sociaux qu’elle a causés.
« J’en ai marre ! Cela fait cinq mois que, avec ma compagne, nous n’avons pas de logement, confie Davy Longeau, ouvrier spécialisé sur les chantiers de génie civil et maritime, à la Rochelle (Charente-Maritime). On est obligé d’aller chez mes parents, mais c’est très petit et mon père est malade… ». Le jeune couple doit, chaque soir, déplier un canapé dans une pièce minuscule, après avoir stocké ses affaires au garage. « J’ai de très bons parents mais on n’en peut plus ! On va parfois chez des amis où à l’hôtel, mais on claque beaucoup d’argent en hôtels et en essence », déplore le jeune homme de 25 ans.
Sa compagne, en dépit de son BTS d’assistante manager, ne trouve que des emplois à temps très partiel d’animatrice pour enfants qui lui rapportent 45 euros par jour, et lui-même gagne 1 200 euros par mois comme coffreur bancheur, ce qui ne leur permet pas de prendre une location dans le privé. Le loyer mensuel de 600, voire 800 euros, absorberait plus de la moitié de leurs revenus. « Quand on est payé au Smic, on n’a pas le droit aux aides au logement. Quant aux HLM, y’en a pas pour nous », constate Davy Longeau, avec amertume. Il avait quitté le nid familial dès l’âge de 18 ans pour l’armée, avant de vivre en couple, pendant trois ans, à Niort (Deux-Sèvres), dans un deux-pièces de 40 mètres carrés : « Pour mon nouveau travail, nous avons dû lâcher cet appartement vraiment pas cher, 300 euros par mois, et même 100 euros, grâce aux allocations ». Ce jeune couple a dû choisir entre se loger à bon prix là où l’emploi est rare ou travailler là où le logement est hors de prix.
479 000 adultes de plus de 35 ans
La situation est plus aiguë encore en Ile-de-France, comme le confirme l’Agence départementale d’information sur le logement (ADIL) qui a ausculté le parcours de décohabitation contrariée de 300 Parisiens, dans une enquête publiée mardi 8 décembre. Ils sont nombreux (70 % des personnes interrogées) à placer leur espoir dans le logement social, mais seuls 43 % y parviendront. Le 1 % Logement, qui permet d’obtenir un appartement HLM par le biais de l’employeur, est une voie d’accès possible, « mais 35 % des demandes émanent de jeunes salariés en situation professionnelle instable, CDD, apprentissage, alternance, et les bailleurs sociaux sont souvent frileux du fait de cette précarité. Nous ne pouvons alors proposer que des logements temporaires meublés, en foyer », reconnaît Véronique Schmidt, chargée du placement locatif chez Astria, un des grands organismes collecteurs du 1 %, citée dans l’étude de l’ADIL. Même sans être précaires, beaucoup de salariés, par exemple les fonctionnaires de catégorie C, ont des revenus trop modestes pour couvrir trois fois le montant d’un loyer, fût-il social.
Le retour contraint au bercail parental ne touche pas que les jeunes mais également, selon la FAP, 479 000 adultes de plus de 35 ans qui ont dû se faire héberger par leur famille à la suite d’une perte d’emploi, de problèmes financiers ou de santé et, le plus souvent (55 %, selon l’ADIL), d’une séparation. « Dans les instances de divorce, nous devons statuer sur l’attribution du logement, raconte Anne Barriera, juge aux affaires familiales au tribunal de Créteil, et c’est, aujourd’hui, une décision presque aussi cruciale que la garde des enfants. Nous laissons au conjoint qui doit partir, souvent le père, des délais de plus en plus longs, jusqu’à six mois. Je vois ainsi beaucoup de couples séparés vivant sous le même toit, avec un père qui dîne en famille, prend une douche et s’éclipse pour la nuit, dans sa voiture, une caravane, chez des amis ou ses parents. »
Le Monde 09/12/2015