On a parlé de culture pendant les élections régionales, il y a eu des débats, polémiques, pétitions, prises de parole. Mais c’est le Front national qui a mené le jeu, lui qui a choisi le terrain. Il était sacrément miné : œuvres vilipendées pour leur hermétisme, création confisquée par les élites de gauche comme de droite, artistes pas assez ancrés dans la région. L’attaque était caricaturale mais les scores du FN ont révélé une fracture culturelle bien réelle.
Partons d’une discipline, l’art contemporain, qui est le symptôme le plus visible. Le FN lui tire dessus sans faire de quartier. Plus intéressantes sont les voix qui s’inquiètent de la montée d’un « art rigolo » qui « amuse cinq secondes », mais dont les formes tournent à vide. Sans oublier les excès du marché de l’art. Lors du Festival du Monde, en septembre, un invité a dénoncé en des termes violents « la compromission de l’art actuel avec la spéculation et l’argent sale ». C’était le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier – pas vraiment de droite.
Allons maintenant dans le Nord-Pas-de-Calais où la gauche a mené pendant trente ans une politique culturelle qui « n’a pas d’égale dans le reste du pays » (Le Monde du 12 décembre). Elle a pourtant pris une raclée. Donc, ou bien les électeurs sont stupides, ou bien la culture ne pèse rien dans l’isoloir. Explorons une troisième voie. Les maux qui ont fait chuter les socialistes du Nord – l’usure, le clientélisme et le népotisme – ont été à l’œuvre dans la culture. Daniel Percheron, le président sortant de la région, était généreux avec l’emploi, notamment pour sa famille et ses proches. Sa fille Elvire fut sa conseillère pour la culture, puis elle a piloté la politique culturelle régionale, et enfin elle est depuis mars, responsable de la communication au Louvre-Lens. Même le député PS Guy Delcourt a évoqué un « pur scandale ».
On s’en veut un peu d’embêter Jean-Claude Casadesus au moment où il fête ses 80 ans et les 40 ans de l’Orchestre national de Lille, qu’il a créé et dont il est le chef. Embêté, car c’est un combattant exemplaire de la décentralisation, il a fait un sacré boulot (même si cet orchestre, subventionné par la région, n’est pas dans les meilleurs de France), il est allé au charbon, jouant dans les écoles, les prisons, les usines. Mais rester quarante ans à la tête d’un orchestre, est-ce heureux ?
Autre problème, le projet d’installer les réserves du Louvre à Liévin. Vu de Paris, il est gênant que les conservateurs du Louvre se retrouvent à 200 km de leur sujet d’étude. Vu du Nord, les habitants vont payer 30 millions (si le coût ne dérape pas) un bâtiment qui ne leur est pas vraiment destiné.
Maillage culturel imbattable dans le Nord
Cette question en ouvre une autre, fondamentale. La France est imbattable pour construire des théâtres, musées, bibliothèques, salles de concerts, moins pour mettre en place des politiques culturelles de proximité, visant à toucher les populations qui n’ont rien, ne lisent plus, ne sortent plus, et pensent que tous ces lieux brillants ne sont pas pour eux. Restons dans le Nord. Le maillage culturel, comme on dit, est imbattable, avec une palanquée de salles de spectacles, musées, écoles, festivals. Mais ce maillage profite à qui ? Vincent Carry, le directeur de Nuits sonores, à Lyon, un festival de musique électro, a la réponse brutale et douloureuse, dans Libération du 14 décembre. « Les politiques et les stratégies culturelles sont majoritairement bâties au service de la partie de la société qui en a le moins besoin : les populations les plus protégées, âgées, de centre-ville. » Et d’appeler « à faire passer l’intérêt général avant tout, et notamment avant celui de l’aristocratie culturelle ».
Pour ce dernier, l’intérêt général, ce sont « la jeunesse, les milieux populaires, les zones de rupture ». Et les nouveaux aristocrates, ce sont les Opéras, musées, théâtres, salles de concert classiques, qu’il juge « largués » face aux fractures de la société. On voit le danger. Que le monde de la culture se déchire, l’un tapant sur l’autre. D’un côté l’establishment, de l’autre la marge. C’est pourtant un peu la réalité. On sait depuis vingt ans, et encore plus depuis 2009, date de la dernière étude sur les pratiques culturelles des Français, que les gens modestes, les ouvriers, les jeunes aussi, sont toujours plus exclus de la culture. Ils lisent toujours moins. Ils vont de moins en moins au théâtre, au musée, à l’Opéra. On a tapissé la France de lieux culturels, et cela n’a eu aucune influence sur eux.
Alors que faire ? Il serait stupide de déshabiller le Théâtre de l’Odéon, l’Opéra de Paris ou le Centre Pompidou. Ces établissements sont là, ils fidélisent de nouveaux publics, même s’ils sont privilégiés. D’un autre côté, il faudra bien mettre en place – enfin – une action énergique dans les banlieues et zones périphériques. Une solution est que les collectivités publiques trouvent de l’argent supplémentaire pour la culture de proximité. Mais on ne voit pas qui en a les moyens. L’autre solution, prônée par Vincent Carry, est de revoir « totalement » les affectations des budgets de la culture, de l’Etat comme des collectivités locales. Faire des choix. Déterminer les endroits où l’argent est nécessaire, et là où il ne l’est plus. Car on ne peut plus continuer ainsi. Beaucoup pensent que c’est la meilleure piste, mais personne ne l’a empruntée depuis dix ans. Elle est trop sensible, trop difficile, les conflits surgiront de partout. Il y a quelque temps, un artiste est allé mettre à sac le bureau de la personne qui avait réduit la subvention à sa compagnie. Pour s’engager dans cette voie, il faudrait un ministre de la culture solide, déterminé, respecté, qui a du temps et une vision, et des hauts cadres qui pensent à autre chose qu’à regarder arriver et partir leur ministre deux ans après. On n’y est pas.
Le Monde 18/12/2015