Pour l’économiste, les nouveaux communs, loin des plateformes prédatrices à la Airbnb ou Uber, sont une forme de résistance face au néolibéralisme.
Des logiciels libres aux licences Creative Commons en passant par l’autopartage et les garderies autogérées, les communs apparaissent comme autant de solutions, trouvées ou en gestation. Professeur d’économie à l’université Paris-XIII, Benjamin Coriat a coordonné l’ouvrage le Retour des communs et la crise de l’idéologie propriétaire (éditions les Liens qui libèrent).
Vous affirmez que nous vivons un moment marqué par le retour des communs. Que recouvre cette notion ?
Les communs sont des formes d’organisations sociales autour d’une ressource naturelle en accès ouvert, comme un pâturage, un moulin à grains ou un lieu de pêcherie… Ce sont là les communs qui nous viennent du passé. Aujourd’hui, la plupart des communs ont une base numérique. Ils se caractérisent par trois éléments : une ressource, une répartition des droits autour de cette ressource, et des règles de gouvernance qui visent à préserver cette ressource et assurer la reproduction de la communauté des ayants droit. Wikipédia est l’exemple même du commun moderne. Il fonctionne en respectant les trois éléments que je viens d’évoquer.
Derrière la notion de commun, il y a l’idée qu’une propriété partagée peut être une forme très efficace pour gérer et enrichir des ressources. Mais attention, les Google et Facebook sont tout sauf des communs. Certes, l’accès y est partagé, mais la structure de gouvernance est fermée et édicte ses règles propres. Il s’agit là d’entreprises dont le fonds de commerce est basé sur l’extorsion de données privées collectées en traçant les internautes et en revendant ces données à des commerçants ou des annonceurs.
Comment faire le lien entre le monde des communs et l’aspiration à échanger des biens et services sans passer par la monnaie ?
C’est Internet qui a totalement changé la donne en créant la possibilité de lieux de «pair à pair» («peer-to-peer»). Et cela de manière quasi illimitée en permettant, à travers des plateformes en accès ouvert, un partage de la ressource informationnelle, comme la musique, la photographie, les connaissances scientifiques… C’est justement sur cette base – celle des plateformes ouvertes – que l’économie des petits services s’est démultipliée. C’est l’économie des services du type «je vais à Toulouse, quelqu’un est-il intéressé par ce déplacement en prenant à sa charge une partie des frais ?» Ou bien, «j’ai un meuble à monter mais je n’ai pas de perceuse». Ou encore «je suis une femme seule avec un enfant et recherche quelqu’un qui puisse le garder le temps d’une visite médicale». Les exemples sont infinis.
C’est aussi sur cette base que, par la suite, s’est développée une économie collaborative qui, elle, regroupe des activités marchandes. Exemple : «J’ai une voiture – ou une pièce libre dans mon appartement -, je veux bien la louer.» C’est du collaboratif marchand mais non professionnel, du moins pour l’offreur de service, car de véritables entreprises se sont constituées pour en tirer parti.
C’est cette économie que vous qualifiez de «prédation» ?
Oui, c’est le cas des plateformes comme Uber ou Airbnb. Il s’agit de «collaboratif marchand» et de prédation car ces entreprises façonnent l’offre (elles «labellisent» et sélectionnent les offreurs potentiels, par exemple les chauffeurs pour Uber) et la demande (en exigeant un paiement d’avance sur leur plateforme) et vont même jusqu’à fixer les prix. Ce sont de véritables multinationales qui se paient en prélevant un pourcentage de la transaction. Elles sont devenues concurrentes d’entreprises qui font le même job mais qui, elles, sont réglementées, soumises à toutes sortes d’obligation et paient des impôts.
Ces nouvelles entreprises-plateformes opèrent à travers une relation salariale déguisée qui a, en réalité, toutes les caractéristiques d’une relation d’autorité mais sans les contreparties les plus élémentaires que sont le salaire et les prestations sociales. Voilà pourquoi il s’agit d’entreprises prédatrices.
Vous soutenez que c’est la fin du dogme de l’idéologie propriétaire…
La propriété a encore de beaux jours devant elle. Mais l’idéologie propriétaire, c’est-à-dire l’affirmation de la nécessité que la propriété soit absolue et exclusive et donc attachée à une seule personne, a atteint ses limites. Il faut bien comprendre qu’il y a eu une concomitance entre l’idéologie propriétaire et la montée en puissance du néolibéralisme. Cette idéologie a été basée sur la thèse que les marchés sont efficients mais à condition que les droits de propriété sur les biens soient pleins, entiers et entièrement garantis. C’est ce faux postulat qui nous disait que la meilleure façon d’atteindre un bien-être maximum pour le plus grand nombre était de laisser faire les marchés…
Ce sont toujours ces mêmes présupposés qui sont à l’origine de l’explosion des droits de propriété intellectuelle, de la brevetabilité du vivant, des molécules thérapeutiques ou des algorithmes mathématiques et logiciels, le tout pour les transformer en produits marchands. Les scientifiques ont les premiers mis à mal cette idéologie de la propriété exclusive et ont recréé les premiers communs sous forme de plateformes ouvertes d’échanges d’informations. Ce sont eux qui ont montré que cette idéologie propriétaire était un frein à la circulation des connaissances.
On est loin du garage coopératif ou des monnaies locales…
Oui, les communs d’aujourd’hui concernent surtout les biens informationnels. Mais il s’en crée sans cesse de toutes sortes, comme les jardins partagés ou les garages collaboratifs. Ces initiatives peuvent très bien fonctionner en étant gérées et exploitées par ce qu’on appelle des «commoners».
Avec les communs, que devient l’Etat ?
Ce n’est pas le commun local qui peut décider à la place de l’Etat, qui reste légitime pour garantir une égalité de traitement des citoyens. Mais il pourrait aider à la consolidation des communs en créant des ressources juridiques (nouvelles formes d’entreprises, protection des ressources partagées…).
L’Etat partenaire peut aussi apporter des ressources physiques (bâtiments, friches industrielles cédées aux commoners), financières (formes de financement privilégiées) ou même intellectuelles. Il pourrait par exemple mettre ses centres de recherche à disposition des commoners désireux de lutter contre le changement climatique en transformant leur immeuble en bâtiment à énergie positive.
Libération 28/12/2015