Les avancées de la génétique conduisent les grandes sociétés comme Google à investir massivement. Objectif affiché : prévenir les maladies. Mais à quel prix ?
Pour la nouvelle année, offrez un test ADN ! 23andme, champion des ventes de tests ADN grand public, fait des prix de groupe ! En France, les analyses génétiques dépendent d’une prescription médicale. Mais sur Internet, on trouve des tests génétiques de salive censés exprimer en pourcentage notre prédisposition à développer un jour une maladie dégénérative. Depuis 2013, les informations liées aux cancers, aux maladies cardio-vasculaires, au diabète ou à Alzheimer, jugées trop sensibles par la Food and Drug Administration (FDA) américaine, n’étaient plus communiquées par 23andme, une filiale de Google, alors cantonnée aux recherches généalogiques. Mais c’était sans compter sur la pugnacité de sa directrice, Anne Wojcicki, l’ex-femme de Sergueï Brin, cofondateur du moteur de recherches. En octobre, elle a obtenu de la FDA l’autorisation de commercialiser de nouveaux tests capables d’identifier les porteurs d’une mutation génétique potentiellement transmissible à leur descendance, comme la mucoviscidose. Le service coûtera deux fois plus cher qu’avant, soit 180 euros. 36 pathologies figurent au catalogue. Mais les chercheurs pourront exécuter des requêtes sur plus de 1 000 maladies référencées dans cet immense magasin génomique déjà riche d’un million de profils. Et dans l’avenir, la généticienne ne désespère pas de faire plier la FDA sur la question des maladies qui fâchent.
Libéralisation
D’après Jay Flatley, patron d’Illumina, leader californien du séquençage et de la fabrication de matériel, ce marché émergent pourrait atteindre 20 milliards de dollars ces prochaines années. Un marché qui intéresse au plus haut point Google, Apple, Facebook ou Amazon (Gafa), qui ont fait de l’exploitation des données le cœur de leur activité. Comme Anne Wojcicki, dont il est partenaire, Jay Flatley milite pour la libéralisation des données génétiques. Il participe au financement de Helix, une sorte d’AppStore du séquençage low-cost, où l’exome (une partie du génome) de chaque client, séquencé par Illumina, sera «monétisé» auprès de ses partenaires : des développeurs d’applications liées au sport et au bien-être, comme les laboratoires américains Lab Corp ou la célèbre clinique Mayo, un réseau hospitalo-universitaire basé à Rochester dans le Minnesota et classé en 2015 meilleur établissement de santé américain par le magazine US News & World Report.
«Oligarchies»
Avec les progrès fulgurants des techniques de séquençage du génome, devenues plus rapides et infiniment moins coûteuses (1 000 euros environ), les données génomiques ont acquis une véritable valeur marchande, exploitée par les géants du numérique. «La recherche médicale dans ce domaine est porteuse d’avancées considérables et s’appuie sur la lecture du génome de millions de personnes, fait observer la juriste Isabelle Falque-Pierrotin, directrice de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). Les données sont envoyées dans un « nuage » très opaque, vers les Gafa. Nous ne sommes pas en position de faire valoir nos droits. Qui aura réellement accès à l’information sur nos gènes ?» s’inquiète-t-elle. Quand on sait qu’un génome humain ne représente qu’une centaine de gigaoctets de données brutes (et 3 gigas une fois traité), on comprend mieux pourquoi les Gafa, devenus les «oligarques» du cloud computing, se sont imposés comme des partenaires incontournables de la médecine prédictive. L’Institut national du cancer américain va confier 2,6 pétaoctets de données de son «Atlas du génome du cancer» aux plateformes Amazon Web Service et Google Genomics, moyennant 18 millions d’euros. Les chercheurs trouveront sur ces sites dédiés une incomparable puissance de calcul et de stockage, un service d’analyse, de partage de données et d’expérimentations virtuelles.
Mais les plateformes des Gafa n’entendent pas se limiter à ce rôle de simple hébergeur. Elles encouragent leurs utilisateurs à participer collectivement à la grande aventure de la science. En quelques semaines, Facebook a récolté 5 000 échantillons de salive dans le cadre de l’enquête «Gene for Good» menée depuis janvier 2015 par l’université du Michigan. Elle suivra aussi l’historique de santé et les habitudes de vie des participants à qui est promis une confidentialité totale. En échange, ceux-ci espèrent bénéficier des thérapies innovantes issues de ces recherches. Life Sciences et Calico, deux filiales biotech d’Alphabet (holding qui coiffe désormais l’ensemble des activités de Google), organisent un ratissage de gènes tous azimuts. Grâce au programme «Baseline Study», le géant d’Internet qui rêve de «tuer la mort» ou du moins de la faire reculer dans des proportions jamais vues dessine le profil génétique de l’humain en bonne santé grâce à des milliers de cobayes bénévoles connectés à un tracker médical, tandis que la société partenaire Ancestry DNA trace de tentaculaires arbres généalogiques à partir des gènes d’un million de clients. En rejoignant l’Alliance mondiale pour la génomique et la santé, un consortium d’institutions prestigieuses dédié au partage sécurisé des données génomiques, Google a assis sa légitimité dans ce secteur en pleine effervescence. Et son fonds de placements, Google Ventures, investit des millions dans les thérapies et dispositifs de santé innovants. La firme de Mountain View se rend également indispensable aux Big Pharma («géants pharmaceutiques»), dont les recherches sur les nouvelles cibles médicamenteuses et de biomarqueurs de diagnostic nécessitent de larges panels.
Algorithme
Pour ses recherches sur les maladies inflammatoires, Pfizer, le numéro 1 mondial de la pharmacie qui vient de fusionner avec Allergan pour 150 milliards d’euros, sondera les gènes de 650 000 clients consentants de la filiale du moteur de recherches 23andme. Le labo compte également vendre les données génomiques de 3 000 personnes atteintes de la maladie de Parkinson à Genentech-Roche. «Pour entrer dans le numérique, les Big Pharma se prostituent !» ironise Laurent Alexandre, patron de la société belge de séquençage DNA Vision.
En médecine générale, la génomique pourrait à terme devenir un outil de diagnostic ordinaire. C’est sur l’algorithme moulinant des millions de données de santé que le médecin s’appuiera pour prédire la nôtre. Et c’est encore l’algorithme qui l’aidera à choisir le protocole thérapeutique le plus adapté. De nombreux pays, comme les Etats-Unis, la Chine, le Royaume-Uni, le Danemark ou l’Algérie, ont intégré le séquençage à l’échelle d’une population aux programmes de santé publique. On y organise la collecte et le stockage d’échantillons, prélevés sur plusieurs millions de volontaires. «Le séquençage de notre génome va se banaliser, annonce Laurent Alexandre. Il sera corrélé à notre dossier médical. Si l’on veut être soigné, il faudra passer par ces systèmes-là. Mais les gigantesques volumes d’informations générés vont induire une médecine industrialisée et un transfert de la valeur médicale vers la Californie. La puissance des « plateformistes » du Web est énorme… En médecine, elle sera de même nature.»
Conseils d’hygiène de vie
Dans le but avoué de nous responsabiliser face à notre santé prédictive, va-t-on bafouer le droit de ne pas savoir ? Le génome deviendra-t-il un gadget, un bien de consommation monnayable ? Au risque d’ouvrir la voie à la discrimination génétique ? La société d’assurance maladie sud-africaine Discovery, qui assure plus de 4 millions de personnes dans le monde, vient de signer une alliance avec Human Longevity Inc., l’un des plus importants laboratoires de séquençage au monde. A sa tête, Craig Venter, pionnier de l’ADN, qui veut séquencer le génome entier d’un million de personnes d’ici à 2020. Pour atteindre ce but, il fera une remise aux assurés du programme «Vitalité» de Discovery : 250 euros le génome ! Les analyses seront accompagnées de conseils d’hygiène de vie.
La législation sur l’usage des informations génétiques dans les calculs de prime d’assurance varie d’un pays à l’autre. Autorisé au Canada, mais aussi en Angleterre ou aux Pays-Bas à partir d’un certain montant, il est interdit aux Etats-Unis, en France comme en Afrique du Sud… Mais pour combien de temps ? Le PDG de Discovery, Jonathan Broomberg, confiait récemment au Financial Times être conscient qu’en cas de modification de la loi, ces tests pourraient influer sur «l’assurabilité» de ses clients. Mais il est convaincu qu’une incitation financière serait de nature à les rendre plus vertueux, en pratiquant par exemple une activité sportive.
Cette perspective fait bondir Patrick Gaudray, directeur de recherche au CNRS et membre du Comité consultatif national d’éthique : «Nous commençons à peine à comprendre le rôle des gènes dans les pathologies. La prédiction médicale est à mi-chemin entre le sérieux et la boule de cristal ! Si on nous découvre une prédisposition aux maladies cardio-vasculaires, va-t-on espionner le compartiment beurre de notre frigo connecté pour calculer notre prime d’assurance ?» De fait, les assureurs français Malakoff Médéric et Axa se renseignent déjà en temps réel sur l’état de santé et l’activité physique de leurs assurés volontaires au moyen d’objets connectés de quantified self («mesure de soi»).
A l’échelle de la planète, Apple a lancé ResearchKit en mars, une nouvelle plateforme d’applis médicales, en collaboration avec les chercheurs de l’université de Californie et l’hôpital du Mont-Sinaï de New York. Elles recueillent des données auprès de volontaires via leur iPhone. Et d’après la revue MIT Technology, Apple pourrait prochainement inciter les utilisateurs d’iOS à communiquer leurs données génétiques aux scientifiques «dont certaines conclusions pourraient apparaître directement sur les iPhone». L’évolution des biotechnologies met les éthiciens sur la brèche. «Pour prévenir les maladies, jusqu’où ira-t-on ? Voudra-t-on fabriquer des génomes exempts de tout problème ? Faudra-t-il répondre à un standard génétique ? Moi, ça me terrorise !»dit Patrick Gaudray. Alors que penser des technologies de réécriture de l’ADN pour gommer les causes d’une maladie génétique, développées par une équipe d’éminents scientifiques américains, à l’origine d’Editas Medicine ? Un programme financé par des fonds privés, dont ceux de l’omniprésent Google, le plus «transhumaniste» des Gafa au cœur d’une Silicon Valley à laquelle Philosophie Magazine a accolé une devise toute trouvée : «Liberté, inégalité, immortalité.»
Libération 04/01/2016