Voici à quoi va ressembler «le deuxième âge de la machine»

Dans un livre stimulant, deux chercheurs du MIT décrivent la société dans laquelle nous sommes entrés et donnent à voir notre futur

Dans Le Deuxième Âge de la machine – travail et prospérité à l’heure de la révolution technologique, un livre stimulant paru en français chez Odile Jacob, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, deux chercheurs du MIT (le fameux Massachusetts Institute of Technology de Boston) décrivent de façon passionnante la société dans laquelle nous sommes entrés. Les technologies numériques ont désormais bouleversé tous les pans de notre industrie et les paramètres de notre société comme l’avaient fait au XVIIIe siècle la vapeur et l’électricité lors de la Révolution industrielle, c’est-à-dire lors du Premier Âge de la machine.

Alors, à quoi ressemble –et va ressembler– le Deuxième Âge de la machine? Visite guidée en dix points.

1.Depuis quand sommes-nous dans le Deuxième Âge de la machine?

Les auteurs notent que la révolution numérique ne date pas aujourd’hui. De même que ce que nous appelons «nouveaux médias» ne sont plus vraiment neufs, les prémisses de la révolution numérique ont vu le jour il y a presque un demi-siècle. Brynjolfsson et McAfee rappellent opportunément que le magazine Time avait consacré l’ordinateur personnel comme «Machine de l’Année»… en 1982. Mais de même qu’il a fallu des générations pour améliorer les résultats de la machine à combustion et tirer pleinement parti des bienfaits de l’électricité, un certain temps a été nécessaire pour que les innovations numériques donnent leur plein effet. C’est le cas aujourd’hui, où émergent tous les jours des innovations structurantes (ou «déstructurantes» suivant l’angle sous lequel on les observe). Toutefois, «plein effet» ne signifie pas que nous soyons arrivés à maturité, en vitesse de croisière. Selon les auteurs, nous sommes au contraire arrivés à un point d’inflexion où le numérique va transformer encore plus profondément notre mode de vie.

Brynjolfsson et McAfee ont choisi leur camp: celui des optimistes. Ils prévoient que les transformations apportées par les technologies numériques seront globalement bénéfiques. Pour autant, loin d’être des utopistes béats de la Silicon Valley, ils professent un optimisme raisonné. Ils notent que les mêmes progrès technologiques développés par le numérique qui portent la société vers l’avant risquent de laisser des personnes –et peut-être même de très nombreuses personnes– à la traîne. Leur optimisme est même conditionnel car, de leur point de vue, le Deuxième Âge de la machine ne pourra être bénéfique que si nous évaluons ses risques et si nous sommes en capacité d’effectuer les bons choix pour accompagner les mutations technologiques à venir.

2.Robots face aux hommes: une nouvelle division du travail

La question primordiale qui se pose face aux progrès numériques, c’est celle de la place de l’homme face à la machine: qu’elle soit l’ordinateur, logiciel, application ou même robot.

Comment va s’effectuer la répartition des tâches? Les auteurs, à la lumière des derniers développements en matière d’intelligence artificielle (IA), montrent que les limites entre ce qui ressort du travail humain ou de celui de la machine se brouillent. Ils confessent avoir été subjugués par les progrès quantitatifs et surtout qualitatifs de ces toutes dernières années. Ils notent que depuis 2004 –une décennie à peine–, date de la publication de The New Division of Labour, signé de deux chercheurs, Frank Levy et Richard Murnane, qui définissait les limites entre les champs d’action humain et technologique, les choses ont bien changé. Levy et Murnane avaient établi une limite claire qui, selon eux, paraissait infranchissable: les ordinateurs excellent dans le suivi des règles mais se révèlent inefficaces dans la reconnaissance de modèles («pattern recognition»). Il entérinait aussi le paradoxe formulé par Hans Moravec dans les années 1980 qui veut que le plus difficile en robotique soit ce qui est le plus facile pour l’homme. Les chercheurs en intelligence artificielle et en robotique se sont longtemps heurtés au fait que le raisonnement de haut niveau était beaucoup plus aisé à reproduire et à simuler par un programme informatique que les aptitudes sensorimotrices humaines même les plus simples. En clair, il est plus facile de programmer un robot pour résoudre une équation à dix inconnues que de lui faire épousseter un meuble.

Or les auteurs montrent que, ces toutes dernières années, les chercheurs s’apprêtent à dépasser ce paradoxe en permettant aux robots de réaliser même des tâches humaines les plus simples. Dès lors, tout le champ des possibilités humaines semble être aujourd’hui en état d’être couvert par un robot. Avec le Deuxième Âge de la machine, le progrès technologique fait non seulement une avancée de degré mais aussi de nature. Nous passons réellement dans une autre dimension.

3.Un progrès exponentiel

Les auteurs ont constaté qu’en quelques années seulement la réalité s’est mise non pas à dépasser la fiction mais bien la science-fiction. Comment expliquer que les choses, pour reprendre une phrase d’Hemingway «aient progressé graduellement puis soudainement»?

Le changement de braquet du progrès qui avance désormais de façon exponentielle, les auteurs l’expliquent sur la loi de Moore, qui atteste depuis quelques décennies maintenant un doublement de la puissance numérique tous les deux ans.

Pour illustrer l’impact de cette loi, Brynjolfsson et McAfee rappellent la légende de l’inventeur du jeu d’échecs. Le roi qui voulait le récompenser lui demanda ce qu’il souhaitait. Juste du riz pour nourrir sa famille. Il demanda au roi de placer un grain de riz sur le premier carré de l’échiquier et de doubler la part à chaque carré. Le roi s’empressa d’accepter jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que doubler la dose soixante-trois fois de suite constituait un chiffre faramineux et impossible, même en partant d’un seul grain de riz: il lui faudrait déposer 18 milliards de milliards de grains de riz une fois arrivés à la dernière case de l’échiquier. L’équivalent de mille ans de la production annuelle de riz de nos jours selon la FAO! Ainsi est né le problème de l’échiquier de Sissa.

Il en va de même pour le progrès technologique. C’est que, contrairement à la machine à vapeur qui doublait sa performance tous les soixante-dix ans, les ordinateurs «font mieux et plus rapide que n’importe quoi d’autre n’a jamais encore été fait». Nous arrivons, selon les auteurs, à la seconde partie de l’échiquier, où l’on assiste à un décrochage cognitif. Comme pour les grains de riz, dont le nombre devient inconcevable passée la première moitié de l’échiquier, les progrès deviennent eux aussi inconcevables: où l’on peut voir des voitures se piloter seules, des ordinateurs battre des champions au jeu Jeopardy!, des robots effectuer des tâches humaines et des smartphones qui tiennent dans notre poche – ou «sous notre mouchoir», comme le note Michel Serres dans Petite Poucette (Le Pommier, 2012), être plus puissants que les superordinateurs d’il y a une génération seulement.

4.Une combinatoire infinie

Cette seconde partie de l’échiquier du Deuxième Âge de la machine correspond à la numérisation généralisée à laquelle nous assistons. Une numérisation de tout: les documents, les informations, la musique, la photo, la vidéo, les cartes, les objets, nos états d’âme, nos relations… Libérée de l’inertie de la matière, la numérisation permet une reproductibilité à l’infini pour un coût marginal quasiment nul. L’innovation trouve alors un terrain de jeu infini, comme en apesanteur. Surtout par le jeu des combinaisons: Google Chauffeur n’est qu’une «voiture de tous les jours équipée d’un ordinateur très rapide et d’un bouquet de capteurs (qui deviennent de moins en moins chers grâce à l’effet de la loi de Moore) ainsi qu’une masse de cartes et d’informations (disponibles grâce à la digitalisation généralisée) et qui devient une voiture autopilotée sorti tout droit d’un roman de science-fiction». De même, l’application Waze, un GPS en temps réel, n’est qu’une recombinaison d’un capteur de localisation, d’un appareil de transmission de données (à savoir un smartphone), d’un GPS et d’un réseau social qui lui permet de devenir l’application GPS qui ne vous donne pas le meilleur chemin en général mais celui qui vous correspond à l’instant où vous êtes au volant. Le web lui-même n’est qu’une recombinaison du vieux réseau de transmission de données TC/IP d’un code de langage HTML et d’un navigateur pour présenter les résultats…

Bref, aucun de ces éléments n’est à proprement parler nouveau, mais leur combinaison, elle, est révolutionnaire. Et ces combinaisons ouvrent la voie à de nouvelles combinaisons et s’autoalimentent produisant des recombinaisons virtuellement infinies qui bénéficient des «effets de network»… Plus de gens –et de choses– sont interconnectés, plus la puissance de ces innovations devient effective. Il faut ajouter à cela le crowdsourcing et les innovations ouvertes (open innovations), qui développent un véritable terreau dynamisant pour les innovations.

5.Une nouvelle richesse

Le numérique, de par sa reproductibilité à l’infini et à coût –pratiquement– zéro porte en lui-même la notion de gratuité. Cela touche tous les secteurs de l’économie et en a déjà bouleversé un certain nombre. Que l’on songe notamment au secteur de la musique enregistrée et à la presse. Pour les auteurs, cette nouvelle donne qui a bouleversé notre économie devrait être prise en compte dans les radars de l’économie. Pour eux, une nouvelle grille d’analyse, une nouvelle métrique même s’impose. En effet, «ce qui nous importe de plus en plus aujourd’hui dans le Deuxième Âge de la machine sont les idées, pas les choses, l’esprit, pas la matière, les bits, pas les atomes, et les interactions plus que les transactions. La grande ironie est que nous avons moins conscience de nos sources de valeurs de notre économie qu’il y a cinquante ans». Une grande part du changement a été invisible, indécelable dans les données officielles et nos instruments de mesures traditionnels.

Pourtant Brynjolfsson et McAfee notent que ces biens gratuits ont déjà eu un grand impact sur notre bien-être. Il suffit de comparer la vie d’un adolescent d’aujourd’hui celui d’il y a cinquante ans pour aussitôt percevoir que celui d’aujourd’hui est plus «riche» même s’il s’agit de denrées gratuites. En ce sens, et en emboîtant le pas à d’autres économistes célèbres, les auteurs soulignent l’inadaptation du PIB (Produit intérieur brut) comme instrument de mesure du bien-être de nos nations. En effet, la majorité de ce que produit le Deuxième Âge de la machine constitue un point aveugle pour le PIB.

Et, de fait, les auteurs notent que quatre catégories de biens immatériels «enrichissent» désormais notre économie et notre vie de tous les jours:

  • d’abord, la propriété intellectuelle aussi bien brevets que droits d’auteurs sans compter toutes les richesses produites en recherche et développement;
  • ensuite, ce qu’ils appellent le capital organisationnel, à savoir tous les nouveaux process ou techniques ou business models;
  • ensuite encore, les contenus générés par les utilisateurs car les utilisateurs de Facebook, YouTube, Twitter, Instagram, Pinterest et d’autres type de producteurs de contenus en lignes non seulement «consomment» ces plateformes mais de fait en produisent les contenus: le cas est encore plus flagrant pour TripAdvisor ou Yelp, où la production de contenus est entièrement dévolue à l’utilisateur;
  • et enfin le quatrième et dernier bien immatériel est constitué par le capital humain, qui reprend de la valeur à l’heure où mes tâches mécaniques peuvent être automatisées.

Autant d’éléments que le PIB ignore et qui mettent «en œuvre une masse de travail non déterminée qui crée des actifs non déterminés consommés de manière non déterminée pour générer un surplus non déterminé». La recherche en économie a encore des progrès à faire pour explorer ces zones non déterminées de notre nouvelle économie qui sont pourtant déterminantes dans son fonctionnement.

6.La fin de la «destruction créatrice»?

Avec le Deuxième Âge de la machine, on se s’engage non seulement dans une différence de degré –plus de biens pour tous– mais dans une différence de nature. Dans le Premier Âge, chaque invention successive produisait plus de puissance, mais requérait toujours de l’être humain qu’il prenne les décisions. La machine était un prolongement du muscle humain. En conséquence, le travail humain et les machines étaient complémentaires. La tête et les jambes en somme. Dans le Deuxième Âge, l’automatisation de tâches cognitives et de systèmes de contrôles devient possible au point que certaines machines se révèlent capables de prendre de meilleures décisions que des humains. Dans cette configuration, on voit bien que les machines –c’est-à-dire les ordinateurs, les logiciels, les applications ou les robots– ne sont plus de simples compléments mais peuvent constituer des substituts à part entière. Hier, Deep Blue d’IBM a battu Kasparov, aujourd’hui le superordinateur Watson d’IBM peut battre n’importe quel humain au jeu télévisé Jeopardy! Une voiture peut se conduire seule: voilà qui constitue une ubérisation d’Uber.

Bien sûr, le Premier Âge de la machine a détruit des emplois. Mais, dans le même temps, il en a fait émerger de nouveaux nés précisément de la génération de nouveaux outils. C’est la fameuse «destruction créatrice». Certains analystes ont la conviction qu’il s’agit là d’une loi naturelle à l’équivalence des lois de Darwin. Or, pour les auteurs il s’agit au mieux d’un postulat qui a pu être opérant dans le passé. Mais rien ne dit que ce postulat fonctionnera encore à l’avenir: du fait même de la logique de substitution les destructions d’emplois liées au numérique seront-elles toujours compensées par de nouvelles créations dans le futur? Rien ne permet de le prouver sinon l’idée que «c’était comme cela avant». Pour l’heure, on voit bien sûr de nouveaux métiers émerger. Pour autant seront-ils rémunérés ou bien participeront-ils de cette économie non-déterminée évoquée plus haut?

Pour illustrer cette logique de substitution, Brynjolfsson et McAfee citent les exemples d’Instagram et de Kodak. Instagram, cette «simple» application qui a permis à plus de 130 millions de personnes d’échanger quelque 16 milliards de photos… Après quinze mois d’existence, Instagram a été vendue à Facebook pour 1 milliard de dollars. C’est à peu près à ce moment-là que Kodak faisait faillite. Et Instagram a créé une classe de riches entrepreneurs et investisseurs tout en n’employant que 4.600 salariés là où Kodak, à l’époque de sa splendeur, en employait plus de 145.000 en majorité issus des classes moyennes. Entre temps, plus d’une centaine de milliers d’emplois se sont envolés sans compter tous les emplois intermédiaires que cela générait. Le consommateur peut obtenir toujours plus alors que l’on fait de moins en moins appel au travailleur.

7.Abondances face à l’accroissement des inégalités

Pour Brynjolfsson et McAfee, le Deuxième Âge de la machine porte en lui une dualité constitutive: une abondance de biens qui s’accroît et dans le même temps des inégalités qui elles aussi sont amenées à croître. Comme l’avers et le revers de la même médaille.

L’exemple d’Instagram cité plus haut en est la parfaite illustration: une innovation fabuleuse qui profite à plus de 130 millions de personnes mais, dans le même temps, produit un accroissement des inégalités dans une économie. Quelques milliardaires, une poignée de salariés et 130 millions de consommateur. Et pas de place pour un deuxième Instagram. Le Deuxième Âge de la machine évolue dans un écosystème où le meilleur rafle tout: c’est ce que l’on a appelé la «winner-take-all-economy» ou «l’économie de superstars». Les auteurs rappellent d’ailleurs une boutade qui a cours à la Silicon Valley: l’économie numérique ne connaît que deux chiffres, le zéro et l’infini. Deux livres traitent de ce même phénomène lié à la nouvelle économie sous deux angles différents: Blockbusters d’Anita Elberse (Henry Holt, 2013) et La Société du Hold-up – Le nouveau récit du capitalisme, de Paul Vacca (Fayard, 2012).

Dans l’économie d’aujourd’hui, un avantage relatif entraîne une domination absolue sur le marché. Si l’on avait à comparer avec un système électoral, c’est comme si l’on était passé d’un scrutin à la proportionnelle –permettant à chaque acteur économique de recueillir des voix en fonction de sa différence– à un scrutin majoritaire ne consacrant que celui qui obtient même une seule voix de plus. Un programmeur qui réalise une application un peu meilleure que celles de ses compétiteurs est en mesure de dominer le marché dans son ensemble et sans plus aucune concurrence frontale. En 2013, il y avait une pléthore applications GPS sur le marché mais Google a jugé que Waze était la seule qui valait la peine d’acquérir: le géant de Mountain View se l’est donc offerte pour 1 milliard de dollars.

8.Pour ou contre les machines?

Brynjolfsson et McAfee sont lucides sur les dommages collatéraux de ce Nouvel Âge. Là où beaucoup préfèrent ne voir que le verre à moitié plein et recouvrir d’un voile utopique les inégalités induites, les auteurs posent vraiment la question: que faire pour que l’utopie d’une poignée de milliardaires ne deviennent le cauchemar de milliard de personnes privées de leur emploi? Si la technologie est à même de générer des inégalités, elle peut tout autant produire structurellement du chômage?

Les auteurs refusent «l’illusion luddite», celle d’un retour en arrière et du refus de l’innovation technologique souhaités par certains. Si la technologie n’est pas le mal, elle nécessite d’être orientée. Le retour en arrière ou la décroissance sont des mirages: à la fois impossibles et trompeurs dans leurs effets. La résistance ou plus exactement la réticence à l’avancée technologique est contre-productive. Elle ne ferait qu’aggraver la situation sans pour autant apporter de solution: au mieux, elle ruinerait les efforts de création de richesses pour tous. Faut-il rappeler que l’adjectif «luddite» a été formé à partir de Ned Ludd, figure mythique à la Robin des Bois, qui lors de la première Révolution industrielle en Angleterre avait pris la tête d’une fronde des travailleurs textiles entre 1811 et 1817 en prônant les attaques contre les machines textiles qui leur volaient leur emploi.

Brynjolfsson et McAfee proposent une vision dynamique du futur. Pour eux, il ne s’agit pas de travailler contre la machine mais avec la machine. Et ils brandissent une expérimentation qui leur donne raison. On pouvait croire qu’aux jeux d’échecs l’homme avait définitivement perdu la partie contre la machine depuis que Kasparov a capitulé face à Deep Blue en 1997. Or, l’invention de tournois «free-style» où les participants peuvent tester toute forme de combinaison entre joueurs numériques et humains montre que l’on est loin du compte. En effet, si la machine bat l’homme en face à face, la combinaison «homme + machine» se révèle plus forte qu’une machine seule. Euréka, le facteur humain est toujours déterminant!

Et les auteurs citent aussi Zara, le roi de la «fast fashion», qui consiste à produire des vêtements dans l’exact air du temps et dans les temps. Si son modèle tient sur une grande automatisation des process et de la production –on le lui reproche assez–, il y a une chose que la marque espagnole ne délègue pas à ses ordinateurs, c’est la réponse à la question stratégique: «Quel genre de vêtements allons-nous produire pour nos magasins?» Cette réponse vitale pour l’entreprise, Zara «la confie non à des algorithmes mais aux managers de leurs magasins qui déambulent dans leur magasin, observent ceux que portent leurs clients, s’entretiennent avec eux sur ce qui leur plairait… Bref, comme Monsieur Jourdain, ils font de la “large pattern recognition” (large reconnaissance de formes), engagent de “la communication complexe” avec leurs clients et envoient des “inputs” au siège en vue d’une conceptualisation collaborative qui servira de base à la mise sur le marché de nouveaux produits»… L’homme et la femme restent encore les machines les plus compétitives pour les approches multitâches!

9.Une société à repenser?

Mais au-delà de cet accord avec la machine, pour Brynjolfsson et McAfee, il convient, face à la nouvelle donne du Deuxième Âge de la machine, de repenser entièrement notre modèle de société. Dans un monde où tous les paramètres concernant le travail, la société, la culture, les échanges ont changé, il est absurde de continuer avec les mêmes cadres et les mêmes méthodes. Ainsi les auteurs préconisent-ils une palette de mesures pour s’adapter aux nouveaux paradigmes de notre nouvelle société. Et à ce titre la fin du livre constitue un manifeste à l’usage des citoyens et des politiques pour mieux vivre dans le Deuxième Âge de la machine.

Tout d’abord, envisager une refonte du système éducatif en mettant en avant dès le plus jeune âge ce qui constitue la force de l’homme sur la machine, à savoir la créativité. Hélas, c’est précisément ce qui est laissé pour compte dans la plupart des systèmes éducatifs actuels qui donnent le primat à la mémorisation des faits, privilégiant les disciplines telles que la lecture, l’écriture ou l’arithmétique, qui constituent certes des mécaniques cognitives intéressantes mais ne développent pas le terreau créatif capable d’inventer le futur. Et les auteurs montrent en quoi l’émergence des MOOCs (Massive Online Open Courses), ces formations en lignes ouvertes à tous, peuvent aider à repenser l’ensemble du système éducatif. En ce sens, les auteurs rejoignent les thèses très vivifiantes concernant l’éducation à la fois numérique et humaine de Jean-Michel Blanquer dans L’École de la Vie (Odile Jacob) et d’Emmanuel Davidenkoff dans Le Tsunami numérique (Stock). Dans le même sens, les auteurs préconisent un soutien accru à la recherche comme haut lieu de créativité car c’est là que résident les potentialités futures et les nouvelles recombinaisons.

Les auteurs s’adressent aussi aux responsables politiques: ils les enjoignent de s’engager dans un développement conséquent d’infrastructures come tremplin de la créativité. Ils préconisent aussi l’instauration d’une fiscalité repensée de fond en comble qui taxe la rente plutôt que de s’attaquer au travail. Cela rejoint la thèse défendue par Mathieu Pigasse dans Révolutions (Plon). Pour répondre aux inégalités croissantes, en antidote à la «winner-take-all-economy», ils défendent l’idée d’une instauration d’un revenu minimum pour chaque citoyen ou le principe d’un impôt négatif car, selon eux, les temps nouveaux imposent de nouvelles solutions pour que la société soit à même de créer de nouvelles conditions d’égalité (our cette notion de revenu minimum et d’impôt négatif lire Liber, un revenu de liberté pour tous: Une proposition d’impôt négatif en France, de Marc de Basquiat et Gaspard Koenig, aux Éditions de l’Onde).

10.Un nouvel humanisme au temps des machines intelligentes

On pourra objecter que les auteurs offrent une palette très large de propositions. Trop large, diront certains. Justement, c’est sa force d’être «out of the box». Car penser en dehors du cadre, voilà précisément ce qui fera toujours la supériorité de l’homme sur la machine. Avoir des idées, des concepts neufs, c’est ce que ne peut pas faire un ordinateur, si puissant et suréquipé soit-il. Et ce livre invite justement par ses analyses et ses propositions à une nécessaire réinvention de notre futur. Comme le disent les auteurs: «Les idées sauvages sont les bienvenues!» Les auteurs rappellent une évidence: «La technologie crée les possibilités et les potentialités, mais, en fin de compte, notre futur ne dépend que des choix que nous faisons. La technologie n’est pas le destin. C’est nous qui forgeons le nôtre.»

Ce livre constitue une lecture indispensable: en nous donnant à voir notre futur, il réussit le miracle de rendre possible le développement d’un nouvel humanisme. Un humanisme au temps des machines intelligentes.

Slate 13/01/2016