On trouve de tout sur Le Bon Coin : des petites cuillères et des avions d’occasion, des vinyles d’André Verchuren ou un château dans les Yvelines (à 12 millions d’euros), des météorites, un CDI pour trier des œufs en Ille-et-Vilaine, des chiens, des locations de vacances, un crachoir dentaire de 1885, des arbres, des poignées de cercueil, quelques produits volés, sans oublier de nombreux ratons laveurs… en peluche. Toute la France dans une immense brocante virtuelle.
On trouve de tout, et on en trouvera de plus en plus. Dix ans après sa création en avril 2006, le site est devenu archi-leader des petites annonces entre particuliers en France, et il ne compte pas en rester là. Avec 23 millions de visiteurs uniques par mois, un score en hausse de 10 % en un an, Le Bon Coin se situe déjà parmi les cinq sites les plus consultés dans l’Hexagone, derrière Google, Facebook, Orange et Microsoft, au coude-à-coude avec Dailymotion et Amazon. Un Français sur trois s’y connecte chaque mois.
Filiale du norvégien Schibsted, le site passe à présent à l’offensive pour couvrir de nouveaux secteurs, rajeunir son image et mieux profiter financièrement de son incroyable puissance. « Un grand virage », résume son directeur général, Antoine Jouteau, qui prépare pour début février une conférence sur les innovations maison, sur le modèle des « keynotes » d’Apple ou de Google. Il y sera question de messagerie, de géolocalisation ou encore d’acquisitions : après Kudoz (recherche d’emploi) en septembre, la société compte bien investir dans d’autres jeunes pousses tricolores. « On analyse des dossiers tous les mois », confie le directeur.
Première étape de cette offensive : Le Bon Coin va faire peau neuve, début février, avec un logo modernisé, et surtout un site plus adapté aux téléphones mobiles. Celui-ci est en phase de test. Plus de 55 % des consultations passent déjà par les mobiles, un taux qui pourrait monter à 70 % en fin d’année. Face à ce basculement, il devenait urgent de revoir le site.
Deuxième point-clé : un coup d’accélérateur sur le marché du travail. Le Bon Coin est très présent dans l’automobile, les biens de consommation en général, et l’immobilier. L’emploi constitue sa nouvelle frontière. Dans ce domaine, le site pèse déjà lourd, avec quelque 190 000 offres d’emploi en ligne, qui trouvent en moyenne preneur au bout de treize jours. A cette aune, « nous sommes plus gros qu’un spécialiste comme Monster.fr », note M. Jouteau.
Le marché reste cependant très éclaté, avec des concurrents comme Cadremploi, Regionsjob ou encore LinkedIn. Il y a donc une place à prendre, estiment les dirigeants du Bon Coin. La première, évidemment. D’autant qu’à 95 %, les offres déposées actuellement concernent des postes d’employés ou d’ouvriers. Les cadres représentent à peine 5 % du total, ce qui ouvre là aussi un vaste champ d’action.
Un clic sur une région
Le projet de M. Jouteau est clair : « Nous voulons imposer Le Bon Coin comme le réflexe en matière d’emploi. » Il rencontre depuis quelques semaines tous les grands recruteurs, comme Pole Emploi. Objectif : signer des contrats avec les entreprises à la recherche de beaucoup de personnel, et mettre en place des outils technologiques pour diffuser automatiquement leurs annonces. « L’armée de terre, avec qui nous sommes en négociation, ou Carrefour ne vont pas saisir les postes à pourvoir un par un », explique le directeur général.
De quoi donner des frayeurs aux acteurs déjà présents sur ce marché. « Quand Le Bon Coin s’intéresse à un domaine, il est en mesure de carboniser la concurrence », constate Yves Marin, consultant chez Kurt Salmon, impressionné par l’« essor fulgurant » du site. Créée à partir de rien en 2006, l’entreprise tient aujourd’hui la dragée haute dans l’Hexagone à un groupe américain comme l’ancienne star eBay.
Ce succès, Leboncoin le doit un peu à la crise, qui favorise l’essor du marché de l’occasion, et beaucoup à sa simplicité d’utilisation, comme Google. « Pour les particuliers qui veulent vendre quelque chose, il n’y a pas de meilleure solution », relève Jérôme Colin, du cabinet de conseil Roland Berger. Sur la page d’accueil, une carte de France rudimentaire. Un clic sur une région, et toutes les annonces apparaissent. Les trier est facile. Pour les particuliers, tout est gratuit, acheter comme vendre. Le site se contente de diffuser les annonces. Aux intéressés, ensuite, de se retrouver chez l’un, chez l’autre ou au café du coin pour échanger les vieux disques de Verchuren contre quelques billets.
« C’est formidable !, s’exclame Marie, une Parisienne qui vient de se débarrasser d’une partie de sa bibliothèque grâce au site. J’ai vendu un sac de 100 romans pour 30 euros, et l’acheteur s’est déplacé jusqu’à chez moi. En plus, il n’y a pas de taxe, puisque la transaction s’effectue de la main à la main, sans passer par Le Bon Coin. Sur Amazon, il faut payer la TVA. »
Tout est gratuit ? En réalité, pas vraiment. La réussite de Le Boncoin repose sur un modèle mixte. L’essentiel des services est effectivement gratuit, de façon à attirer un maximum d’internautes. Mais quelques prestations sont payantes, pour que le site gagne sa vie. Ainsi, les entreprises qui déposent des offres doivent payer. Même règle pour les marques qui placent des bannières publicitaires. Enfin, tous les vendeurs peuvent faire remonter leurs annonces dans la liste moyennant quelques euros.
Ce cocktail « freemium », le même que celui adopté par certains journaux, se révèle très efficace. Au cours des neuf premiers mois de 2015, Leboncoin a vu son chiffre d’affaires grimper de 18 %. Son excédent brut d’exploitation représente… 64 % de ses ventes. Croissance, rentabilité : la recette est si tonique qu’à elle seule, la jeune société française, avec ses 350 personnes, vaut selon les analystes 2,5 à 3 milliards d’euros. Soit 40 % à 50 % de l’ensemble du groupe Schibsted, un poids lourd norvégien des médias, fondé en 1839, qui compte 6 800 salariés et des dizaines de sites similaires dans le monde ! Portée par le succès de Leboncoin, l’action Schibsted a touché fin novembre le plus haut niveau de son histoire, avant de redescendre un peu.
En 2015, la marge de Leboncoin a bien légèrement fléchi, en raison des investissements réalisés. Mais ce n’est sans doute que momentané. Le programme de 2016 prévoit une importante initiative pour « monétiser » davantage l’énorme audience. « Nous allons lancer un concurrent de Google AdWords à la fin du premier trimestre », annonce M. Jouteau. Le système d’achats de mots-clés de Google, grâce auquel les annonceurs peuvent cibler les internautes intéressés par des thèmes précis, assure la fortune du moteur de recherche américain. Leboncoin veut faire de même. « Avec une simple carte bleue, une PME pourra acheter des espaces publicitaires qui seront visibles sur une zone de chalandise et pour ceux qui auront tapé ces mots-clés », détaille le directeur. Un test est en cours.
L’horizon de Leboncoin n’est pas exempt de nuages pour autant. D’une part, Leboncoin fait partie des sites dans le viseur de Bercy, qui cherche à récupérer une partie des revenus des usagers de l’économie collaborative. Des mesures sont attendues dans la future loi de Myriam El Khomri, la ministre du travail, à la suite du rapport du député (PS) Pascal Terrasse.
L’immobilier mobilisé
D’autre part, les concurrents ne restent pas inertes. Face à la montée de Leboncoin, désormais numéro un devant Seloger.com, les acteurs de l’immobilier (agences, administrateurs de biens, promoteurs, syndicats, etc.) ont créé ensemble le 7 décembre 2015 un site dénommé Bien’ici. Objectif : récupérer une partie des annonces immobilières aujourd’hui captées par leur concurrent franco-norvégien.
« Leboncoin est payé en partie par les agences, qui y publient leurs annonces, si bien que la profession immobilière encourage ses concurrents », commente Laurent Vimont, président de Century 21. La décision de lancer un site propre est donc « une initiative pour ne pas vivre ce qu’ont subi les hôteliers ou les agents de voyages, avec des intermédiaires comme Booking.com qui ont pris tellement d’importance qu’ils dictent leurs règles », affirme-t-il. « Nous devions reprendre en main notre avenir, avec un outil qui nous appartienne, et éviter que de nouveaux entrants puissent mettre un péage devant l’agence immobilière », ajoute M. Vimont. Bien’ici propose déjà plus de 500 000 biens et vise 1 million d’annonces à la fin juin.
Enfin, la puissance même de Leboncoin limite sa progression. « Le site a déjà une forte pénétration, le nombre de ménages n’augmente guère et tous ne veulent pas vendre ou acheter d’occasion, note M. Colin. On peut donc imaginer un ralentissement… sauf à s’intéresser à de nouveaux types de produits. »
Le groupe a fait une croix sur les armes, les rencontres et les parfums, des marchés jugés trop compliqués. Mais après l’emploi, il pourrait débarquer en force dans l’enseignement, les services à la personne ou encore les événements locaux, pour remplacer les affichettes scotchées dans les boulangeries. La saga est loin d’être finie.
Le Monde 15/01/2016