Peut-on nous rendre plus accro au Web ?

 

Sites Web et applications pour smartphones rivalisent d’astuces pour accroître leur trafic en nous rendant dépendants. Des pratiques qui commencent à être montrées du doigt.

Wishbone est une application pour smartphones, lancée en mars 2015, qui permet à ses utilisateurs de comparer n’importe quoi, photos à l’appui : préférez-vous telle actrice avec les cheveux longs ou courts, préférez-vous cette bague ou ce bijou ? Près de 3 millions de jeunes Américaines l’utilisent. Certaines sont même devenues accros. « Elles se relèvent la nuit, juste pour vérifier leur popularité sur notre application », constate Benoît Vatere, directeur général de Science Mobile Publishing Group, la maison mère de Wishbone, installée près de Los Angeles. L’astuce utilisée par Wishbone pour fidéliser les internautes et se démarquer de la concurrence ? Ouvrir en grand le robinet à « push notifications ». Depuis novembre, des adolescentes reçoivent jusqu’à 100 messages par jour : quelqu’un a répondu à un de leurs sondages, un de leurs amis a créé un sondage, etc.

« Actuellement, toutes les marques et tous les concepteurs de site ou d’appli souhaitent garder le plus longtemps possible leurs utilisateurs ou les faire revenir le plus souvent », explique Jacinthe Busson, directrice et cofondatrice de Kontest, une plate-forme de conception d’opérations marketing en ligne pour les grands comptes. Cette compétition est d’autant plus vive que le temps passé sur le Web ou sur des applis est très inéquitablement réparti. Selon le cabinet de conseil Activate, un internaute américain consulte en moyenne 96 sites par mois, mais passe 44 % de son temps sur à peine 5 d’entre eux. Les applications provoquent la même foire d’empoigne. « En moyenne, on consulte son mobile entre 150 et 200 fois par jour et pratiquement toujours pour les mêmes 10 applications », résume Baptiste Benezet, directeur général d’Applidium, une agence du groupe Fabernovel spécialisée dans la conception de produits mobiles.

Comment monter sur le podium ? Dans la Silicon Valley, la réponse est simple : il faut rendre les internautes « accros ». Un consultant, Nir Eyal, a même théorisé cette approche dans un livre, « Hooked : How to Build Habit-Forming Products » (Penguin, 2014). Nir Eyal est également un des créateurs de l’Habit Summit (Sommet sur la dépendance), dont la 3e édition se tiendra le 22 mars à l’université Stanford.

Beaucoup des astuces utilisées (lire ci-contre) proviennent encore des jeux en ligne. « Revenir constamment sur le même jeu ou la même appli nous aide à gérer notre humeur, estime Natasha Schüll, anthropologue, professeure à l’université de New York et auteure d’« Addiction by design » (Princeton University Press, 2012). C’est addictif car, en quelques clics, vous créez une boucle de rétroaction qui vous promène constamment entre certitude et incertitude. » Que va-t-il se passer si je clique là maintenant ?

L’expérience utilisateur

Mais le consommateur a mûri : Zynga, l’éditeur du jeu FarmVille, ne peut plus faire fortune en nous rappelant d’aller cueillir nos fraises. Il faut trouver d’autres moyens de fidélisation. Les spécialistes explorent actuellement « l’expérience utilisateur » : une appli cinéma ne doit pas se contenter de proposer des bandes-annonces, mais aussi, automatiquement, grâce à la géolocalisation, donner l’adresse du cinéma le plus proche diffusant le film recherché. « Nous essayons donc de définir, prototyper et tester rapidement les services que l’internaute veut trouver sur un site ou une appli », affirme Vincent Ramond, spécialiste de la transformation numérique chez Ekino, agence de design de services digitaux.

Cette expérience utilisateur doit être la plus fluide possible. « Nous passons beaucoup de temps à analyser les indicateurs de l’usage de nos internautes, explique Pascal Manchon, cofondateur d’Actvt, une start-up franco-américaine qui propose une appli d’édition de vidéos. Cela permet de savoir si l’utilisation est suffisamment simple ou d’identifier les zones à améliorer. » L’expérience doit être également personnalisée. « Sur un site d’e-commerce, l’utilisateur doit pouvoir contacter un conseiller et, une fois la commande passée, interrogé sur son degré de satisfaction, se voir proposer une réduction sur un prochain achat, etc. » avance Mikael De Carvalho, de Senzo, une autre agence numérique. « Le temps d’un internaute est précieux : il ne faut pas chercher à le retenir le plus longtemps, mais lui proposer le plus rapidement ce qu’il recherche, résume Laurent Hondermarck, chef de projet digital pour DDB Paris. C’est comme cela qu’on lui donnera envie de revenir.  »

Hyperpersonnalisation

Là encore, l’augmentation des volumes d’informations collectées sur les consommateurs, couplée à un accroissement de la vitesse de traitement de ces données, devrait permettre une hyperpersonnalisation des sites et des applis. En tenant compte de notre historique, de celui de nos amis sur les réseaux sociaux, de l’actualité, des produits en stock, des délais de livraison… la page d’accueil des sites ou des applis que nous visiterons ne ressemblera plus du tout à celle vue par notre voisin de palier ou de travail. Plusieurs start-up, comme la parisienne Early Birds, travaillent en ce sens.

Des pionniers voient encore plus loin. « Nous sommes en discussion avec les traqueurs d’activité, ces applis qui comptent vos pas, votre rythme cardiaque, etc. pour récupérer ces paramètres physiologiques et nous en servir pour adapter notre site à votre état d’esprit », explique Alexander Casassovici, cofondateur d’Actvt. La course à l’addiction risque donc d’être sans limites. Même Nir Eyal, le « monsieur Addiction » de la Silicon Valley, s’en inquiète  : «  La convergence entre les données, l’accès et la vitesse risque de nous rendre encore plus dépendants  », pronostique-t-il.

Du coup, des voix commencent à s’élever pour dénoncer ces pratiques. Les unes, pour des raisons éthiques (lire encadré ci-dessous). Les autres, pour des raisons pratiques. « A long terme, les entreprises risquent d' »assécher » leurs réserves de clients potentiels », prévient Natasha Schüll. Dans « Addiction by design », elle relate comment les casinos de Las Vegas repèrent les joueurs les plus accros, les incitent à s’arrêter, dans l’espoir que ces « excellents clients », désormais rassurés sur le fait qu’ils ne se feront pas plumer jusqu’au bout, reviendront plus tard…