Elle a le fatalisme de ceux que la vie n’a jamais épargnés et se réjouit que les rats ne rôdent pas autour de sa baraque de bois. « Grâce à Dieu. » Eugenia Oliveira a 35 ans, six enfants, bientôt sept, vit dans deux pièces à l’architecture approximative et dangereuse dans le bas de Paraisopolis, un bidonville du sud de Sao Paulo, la mégapole brésilienne. Un rideau poisseux sépare la cuisine d’environ quatre mètres carrés d’une chambre à coucher à peine plus grande, où s’entasse la famille dans la crasse et l’humidité, la télévision branchée sur TV Globo, la chaîne la plus populaire du pays. « L’hiver on gèle, l’été on cuit », plaisante-t-elle.
Quand sa petite dernière est née avec un problème cérébral, Eugenia a dû quitter son emploi de femme de ménage et la maison en dur qu’elle occupait un peu plus haut sur la colline, incapable de payer le loyer exorbitant (300 reais, soit 67 euros) que le propriétaire lui réclamait. Elle tient avec la Bolsa familia (littéralement la « bourse famille »), offerte par l’Etat aux plus miséreux en échange de la scolarisation des enfants, et attend une subvention pour sa fille.
Ce soir de janvier, l’eau de pluie mêlée aux égouts ruisselle le long d’une rue boueuse. L’odeur d’urine se mêle à celle de la friture des cuisines alentour dans le bruit incessant que génère la promiscuité. A quelques centaines de mètres, on aperçoit les immeubles luxueux de Morumbi. Des appartements de plusieurs millions de reais, avec piscine, terrasse et sauna, où travaillent comme domestiques certains habitants de la favela.
Des écarts de richesses dignes du XIXe
Contraste choquant, témoin des inégalités vertigineuses, Paraisopolis ne fait pas mentir les statistiques qui évoquent une distorsion des richesses équivalente à celle du début du XIXe siècle en France ou au Royaume-Uni. L’époque des Misérables de Victor Hugo et des romans de Charles Dickens, rappelait le 5 janvier l’hebdomadaire brésilien CartaCapital. Selon l’organisation non gouvernementale Oxfam, 62 milliardaires détiennent autant de richesses que la moitié de la population mondiale, soit 3,6 milliards de personnes. Parmi eux, deux Brésiliens : l’homme d’affaires et ex-champion de tennis Jorge Paulo Lemann et le banquier Joseph Safra.
Au Brésil, les données ne permettent pas de mesurer les inégalités de patrimoine, mais l’écart des seuls revenus donne une idée du problème : selon l’Institut brésilien de géographie et de statistiques, les 1 % des plus riches, en 2014, gagnaient en moyenne 14 548 reais par mois (3 332 euros), contre 155 reais pour les 10 % les plus pauvres. Près de cent fois moins. « C’est assez alarmant », observe Marc Morgan Mila, élève de Thomas Piketty, qui rédige une thèse sur les inégalités brésiliennes à l’Ecole d’économie de Paris.
En cause, accuse-t-il, une fiscalité qui, à certains égards, donne au Brésil des allures de paradis fiscal. Les revenus tirés des dividendes des entreprises et touchés par les personnes physiques ne sont pas taxés, la fiscalisation du patrimoine est quasi absente, celle des héritages est légère et l’impôt sur le revenu est peu progressif, avec une tranche marginale maximale de 27,5 % (contre plus de 40 % en France). L’essentiel des recettes fiscales vient des impôts indirects tirés de la consommation comme la TVA, dont riches et pauvres s’acquittent de manière identique et inéquitable. Au final, un millionnaire paie proportionnellement 25 % de moins qu’un travailleur de la classe moyenne.
Une réforme inachevée
« Après l’abolition de l’esclavage, en 1888, le Brésil n’a pas eu de véritable réforme agraire. On a fossilisé les inégalités de richesses qui sont aussi des inégalités de genre et de race », commente André Calixtre, directeur d’études à l’Institut de recherche économique appliquée (IPEA), à Brasilia. Les grands propriétaires terriens, ex-colons, Blancs, ont transformé leur fortune agraire en patrimoine industriel, financier ou immobilier, quand les descendant(e) s d’esclaves se sont maintenu(e) s dans la pauvreté. En 2014, un homme blanc gagnait en moyenne 2 393 reais, contre 956 reais pour une femme noire, souligne M. Calixtre.
Pourtant, le Brésil, ex-star des pays émergents, s’est engagé au début des années 2000 sur la voie du développement qui a bénéficié d’abord aux plus modestes. Aidés par le boom du prix des matières premières et la politique sociale du gouvernement de Luiz Inacio Lula da Silva, du Parti des travailleurs (PT, gauche), au pouvoir de 2003 à 2010, 25 millions de Brésiliens sont sortis de la pauvreté. De 2002 à 2014, le salaire minimum a augmenté en termes réels de 77 %, soit bien plus que le revenu moyen (+ 40 %). Entre 2004 et 2014, le taux de Brésiliens vivant dans l’extrême pauvreté – avec moins de 1,25 dollar par jour (1,14 euro) – a été divisé par trois (de 9,37 % à 3,09 %).
« Les inégalités se sont réduites, mais pas assez », commente Katia Maia, directrice d’Oxfam Brésil. Pour aller plus loin, il aura manqué la réforme fiscale que certains espéraient d’un gouvernement de gauche. Pragmatique, l’ancien président a veillé à ne pas affoler le « mur de l’argent » : « Lula a concentré son action pour aider les plus pauvres, sans gêner les plus riches », résume Morgan Mila. Une tactique que certains ont mise au jour dès son arrivée au pouvoir en 2003, lorsqu’il s’est rendu à la fois au sommet économique de Davos, symbole du capitalisme, et à son contrepoint, le forum social de Porto Alegre.
La crainte d’un retour en arrière
Aujourd’hui, la récession, l’inflation à deux chiffres et la montée du chômage font craindre un retour en arrière. En 2015, le pays a perdu 1,5 million d’emplois et l’économie informelle progresse. Or, « le meilleur programme social, c’est l’emploi », estime Heloisa Oliveira, de la fondation Abrinq, qui vise à protéger les enfants et les adolescents. « La crise peut aggraver la vulnérabilité des plus jeunes », s’inquiète-t-elle, rappelant qu’en 2010, 19 % des mères brésiliennes avaient moins de 19 ans et que, dans le Nordeste, plus d’un tiers de la population a entre 0 et 18 ans et vit dans les favelas. Dans certains Etats comme l’Acre, en Amazonie, le plus pauvre du pays, le coefficient de Gini, qui mesure les inégalités, a recommencé à s’aggraver en 2015. Pour préserver l’avenir, Mme Oliveira regrette que l’accent ne soit pas mis davantage sur l’éducation.
Mais le temps n’est plus à la dépense. La présidente Dilma Rousseff (PT), menacée de destitution, a cessé depuis 2014 de mener une politique sociale sur le modèle de son prédécesseur, prenant le tournant de la rigueur. Même les dépenses sacrées du carnaval, début février, ont été revues à la baisse. Cette austérité peut se révéler positive si Brasilia réforme un Etat dépensier et peu efficace, mais aussi négative si les coupes budgétaires sont faites à la va-vite et affectent les programmes sociaux au point de compromettre l’ambition brésilienne de fonder une société plus égalitaire.
Le Mode 02/02/2016