Un chimiste, un physicien et un économiste sont sur une île déserte. Ils ont des boîtes de conserve, mais pas d’ouvre-boîte. Le chimiste propose de les mettre dans l’eau de mer pour que le sel ronge le métal. Le physicien de les placer sous un cocotier pour qu’une noix de coco les brise dans sa chute.
L’économiste s’adresse à ses deux compères : « Prenons une première hypothèse… Nous avons un ouvre-boîte ». Cette plaisanterie moquant la façon abstraite de réfléchir des économistes est attribuée à Paul Samuelson, prix Nobel en 1970. L’économiste américain affiche une belle autodérision, mais fait aussi preuve d’une grande lucidité.
Car les économistes essuient aujourd’hui de nombreuses critiques : trop moutonniers pour les uns, on leur reproche aussi d’être incapables d’établir un diagnostic commun et de prévoir les crises, ou encore de s’exprimer dans un lexique jargonnant.
En même temps, le débat public est saturé d’informations économiques : déficit budgétaire, endettement national, impôts, TVA, salaire minimum… sont sur toutes les lèvres. Pour mieux saisir la marche du monde, la connaissance des principaux courants de la pensée économique est indispensable, Alexis Karklins-Marchay en est convaincu.
Souci d’accessibilité
De cette conviction est né un livre : Histoire impertinente de la pensée économique. D’Aristote à Jean Tirole, un ouvrage qui retrace chronologiquement l’évolution de la réflexion économique depuis la Grèce antique jusqu’aux temps présents.
Pendant quinze chapitres, le spécialiste des transactions et de l’évaluation financière parcourt près de trois millénaires d’histoire économique. La démarche n’a rien de nouveau en soi, si ce n’est son souci d’accessibilité, qui pousse l’auteur à adopter un angle impertinent.
C’est aux non-initiés que s’adresse celui qui regrette la présentation souvent trop froide et académique de l’économie, « alors qu’à l’instar de la philosophie, de la littérature ou de la science, les théories économiques constituent un champ majeur de connaissance humaine et une grille de lecture exceptionnelle pour comprendre l’environnement qui nous entoure ».
Il ne s’agit donc pas d’une histoire au sens traditionnel du terme, et la chronologie est d’ailleurs construite sur la base de quelques questions qui montrent la diversité des courants de pensée. Pourquoi, par exemple, les Grecs ont-ils été incapables de concevoir des théories économiques abouties ? Pourquoi Adam Smith passe-t-il pour le premier économiste moderne ? Pourquoi est-il encore indispensable d’étudier le marxisme ?
Impasses et raccourcis
L’Associé du cabinet de conseil Eight Advisory prend la liberté de faire des impasses ou de prendre des raccourcis, donne de l’importance à des économistes souvent négligés par les manuels, et propose sa propre interprétation des textes sans chercher à exposer de façon exhaustive tous les concepts de chaque économiste.
Il expose aussi des souhaits personnels : par exemple, que la recherche en sciences économiques soit systématiquement tournée vers les implications pratiques et l’amélioration de la vie de chacun. Car pour le chargé d’enseignement en finance à l’ESCP-Europe et à l’université de Caroline du Nord, si les mathématiques sont nécessaires dans beaucoup de champs des sciences économiques, « elles ne doivent pas servir un snobisme de la part de ceux qui en abusent à l’égard des autres ».
L’auteur tire plusieurs enseignements de cette « histoire impertinente » : les sujets concernant l’économie de l’environnement prendront une place significative dans les années à venir ; l’économie de l’immatériel devrait elle aussi faire l’objet de recherches nouvelles ; la capacité de la technologie à nourrir la croissance future sera questionnée.
Si les grandes avancées de la pensée économique se sont souvent produites parce qu’il fallait trouver de nouvelles réponses à des problèmes politiques et sociaux, l’économie serait-elle sur le point de connaître de nouvelles avancées ? Stimuler la croissance économique à l’ère du numérique, réduire l’endettement, assurer le développement d’une planète menacée par le réchauffement climatique et la dégradation de l’environnement… « Si l’on regarde les défis du temps présent, ce n’est pas à exclure ».
Histoire impertinente de la pensée économique. D’Aristote à Jean Tirole, par Alexis Karklins-Marchay (Ellipses, 360 pages, 26 euros).
Le Monde 05/02/2016