Aux États-Unis, les musées, théâtres et orchestres s’adaptent au numérique. Réalité virtuelle, 3D, timeline numérique, stylo-catalogue, partitions en vidéo, chaînes YouTube dédiées… Les institutions culturelles américaines sont en train d’inventer la culture de demain.
Miami (États-Unis)
Il faut attendre que la nuit tombe pour comprendre le sens de l’expression «connecting audiences». Vers 20 heures, la façade blanche de la New World Symphony à South Beach, face à la plus célèbre plage de Miami, se transforme en écran géant. Et la projection commence. Assis sur l’herbe dans le parc qui fait face au bâtiment symphonique spectaculaire, entre les palmiers, plus de 1.000 Américains et touristes de passage assistent à un concert gratuit. Le soir où j’y étais, en cette fin février 2016, on y projetait un film. Mais le reste du temps, on diffuse simplement en «live switch» le concert qui a lieu au sein du splendide bâtiment de Frank Gehry. L’orchestre symphonique de Miami joue à l’intérieur pour 700 personnes; le reste du public est à l’extérieur et suit la performance en vidéo.
Dans la salle de concert, que je visite, je vois une douzaine de caméras robotisées: elles sont pilotées par une équipe vidéo professionnelle comme dans les studios de CNN. D’ailleurs, la «control room» de l’orchestre, avec ses dizaines d’ordinateurs et d’ingénieurs vidéos ressemble plus à la régie d’un média global qu’à celle d’un orchestre symphonique.
La culture numérique du nouveau monde
Bienvenue dans le laboratoire de la culture du futur. «C’est vrai, on vient du monde entier pour voir ce que nous expérimentons ici», me dit, faussement modeste, John Kieser, le directeur général de la Symphonie du Nouveau Monde. C’est le célèbre chef d’orchestre maison Michael Tilson Thomas (MTT) qui a approché son ami l’architecte Frank Gehry pour construire la salle de concert idéale –et le résultat est à la fois spectaculaire et ultra-moderne. On dit en anglais: «state of the art». «Ici, nous sommes une sorte de night club pour la musique classique», me dit John Kieser. Il porte un costume et une chemise ouverte à raies bleues, ce qui est en soi un exploit dans une ville où la température avoisine toujours les 30°C.
La New World Symphony est un cas à part dans l’écosystème de la musique classique américain. C’est un orchestre pour musiciens expérimentés en formation. «C’est plus difficile de rentrer ici que d’être admis à Harvard», commente John Kieser. Pendant les trois années de leur séjour à Miami, les musiciens sélectionnés sont formés à toutes les musiques, du baroque au répertoire contemporain, et surtout à tous les médias. Les violonistes donnent des cours sur YouTube; les trompettistes suivent des formations d’«outreach» –comment on appelle aux États-Unis les programmes à destination des écoles ou des publics des quartiers sensibles; les flûtistes s’entraînent à faire de la radio et de la télévision.
Le numérique est au cœur de leur formation. Les musiciens préparent des «pre-concert emails» pour le public (dans lesquels ils expliquent la partition qu’ils vont jouer), ils font des présentations vidéos et des «post-concerts talkbacks» (une sorte de débrief après le concert). Dans de petites vidéos de 1 minute 30, ils présentent leur rôle dans l’orchestre et leur parcours.
Personal branding et fanbase
La logique qui sous-tend ces pratiques numériques est double: bâtir une communauté pour l’orchestre et des fans pour les artistes. Car le musicien classique est en train de devenir une marque: le «personal branding» jouera un rôle de plus en plus décisif. «C’est bien d’avoir un public et une audience mais c’est encore mieux d’avoir des fans», résume Craig Hall, le porte-parole de la New World Symphony. Qui ajoute:
«Dans la musique pop, dans le rock, notamment chez l’indie-rock, c’est quelque chose qui se fait depuis longtemps: on crée sa communauté de fans, sa “fanbase”. Aujourd’hui, il faut le faire aussi pour la musique classique.»
Pour tourner ces vidéos, se former aux technologies ou enregistrer des extraits de concerts, les musiciens de la Symphonie du Nouveau Monde ont accès à 26 studios individuels, quatre salles vidéos, deux salles audio et quatre studios pour orchestres de chambre. Dans ces superbes espaces anglés et lumineux, tous dessinés par Frank Gehry, je vois des dizaines de caméras et ordinateurs. Des ingénieurs s’activent dans les «control rooms» pour filmer et enregistrer les prestations des musiciens. «Il y a beaucoup de “tech” ici», résume John Kieser, qui me fait visiter les différents espaces.
Une nouvelle culture visuelle
L’intégralité des activités numériques de l’orchestre sont réalisées en «Internet 2», un protocole spécial, réservé aux organisations d’éducation et de recherche à but non lucratifs américaines, qui offre des vitesses de connexion 100 fois supérieures. Cela permet notamment à des musiciens de jouer de concert, en différents lieux des États-Unis, sans délais dus à la connexion et avec une qualité sonore presque parfaite, comme cela serait impossible sur Skype par exemple.
Mais le plus spectaculaire est la salle de concert elle-même, celle où se produit l’orchestre au complet. C’est une sorte de «black box theater» dans lequel tout est aménageable; le public peut être placé à n’importe quel endroit de la salle, au milieu de l’orchestre s’il le faut. Entièrement équipée de «smart lighting» et de caméras, la salle a été conçue pour une expérience double, à la fois sonore et visuelle –ce qui est plutôt inédit pour un orchestre symphonique.
«Nous faisons le constat que le public, à l’heure numérique, n’est plus habitué à rester pendant trois heures assis à faire une seule chose. Pour éviter qu’il s’ennuie, nous imaginons des projections qui accompagnent la musique. On crée un “immersive environment”», explique Craig Hall.
Synchro et jeux vidéo
Le programme numérique de la New World Symphony remonte en fait aux années 2000. Originaire de Californie, Michael Tilson Thomas a perçu très tôt que la technologie allait transformer durablement la culture. L’orchestre de San Francisco, qu’il dirige depuis 1995, a été l’un des premiers à créer sa chaîne dédiée sur YouTube. Un site compagnon, Keeping Score, a même été imaginé pour accompagner les fans de la Symphonie de San Francisco.
Aux États-Unis, les musées, théâtres et orchestres s’adaptent au numérique. Réalité virtuelle, 3D, timeline numérique, stylo-catalogue, partitions en vidéo, chaînes YouTube dédiées… Les institutions culturelles américaines sont en train d’inventer la culture de demain.
Miami (États-Unis)
Il faut attendre que la nuit tombe pour comprendre le sens de l’expression «connecting audiences». Vers 20 heures, la façade blanche de la New World Symphony à South Beach, face à la plus célèbre plage de Miami, se transforme en écran géant. Et la projection commence. Assis sur l’herbe dans le parc qui fait face au bâtiment symphonique spectaculaire, entre les palmiers, plus de 1.000 Américains et touristes de passage assistent à un concert gratuit. Le soir où j’y étais, en cette fin février 2016, on y projetait un film. Mais le reste du temps, on diffuse simplement en «live switch» le concert qui a lieu au sein du splendide bâtiment de Frank Gehry. L’orchestre symphonique de Miami joue à l’intérieur pour 700 personnes; le reste du public est à l’extérieur et suit la performance en vidéo.
Dans la salle de concert, que je visite, je vois une douzaine de caméras robotisées: elles sont pilotées par une équipe vidéo professionnelle comme dans les studios de CNN. D’ailleurs, la «control room» de l’orchestre, avec ses dizaines d’ordinateurs et d’ingénieurs vidéos ressemble plus à la régie d’un média global qu’à celle d’un orchestre symphonique.
La culture numérique du nouveau monde
Bienvenue dans le laboratoire de la culture du futur. «C’est vrai, on vient du monde entier pour voir ce que nous expérimentons ici», me dit, faussement modeste, John Kieser, le directeur général de la Symphonie du Nouveau Monde. C’est le célèbre chef d’orchestre maison Michael Tilson Thomas (MTT) qui a approché son ami l’architecte Frank Gehry pour construire la salle de concert idéale –et le résultat est à la fois spectaculaire et ultra-moderne. On dit en anglais: «state of the art». «Ici, nous sommes une sorte de night club pour la musique classique», me dit John Kieser. Il porte un costume et une chemise ouverte à raies bleues, ce qui est en soi un exploit dans une ville où la température avoisine toujours les 30°C.
La New World Symphony est un cas à part dans l’écosystème de la musique classique américain. C’est un orchestre pour musiciens expérimentés en formation. «C’est plus difficile de rentrer ici que d’être admis à Harvard», commente John Kieser. Pendant les trois années de leur séjour à Miami, les musiciens sélectionnés sont formés à toutes les musiques, du baroque au répertoire contemporain, et surtout à tous les médias. Les violonistes donnent des cours sur YouTube; les trompettistes suivent des formations d’«outreach» –comment on appelle aux États-Unis les programmes à destination des écoles ou des publics des quartiers sensibles; les flûtistes s’entraînent à faire de la radio et de la télévision.

Michael Tilson Thomas conduit The Seasons I Rui Dias-Aidos
Le numérique est au cœur de leur formation. Les musiciens préparent des «pre-concert emails» pour le public (dans lesquels ils expliquent la partition qu’ils vont jouer), ils font des présentations vidéos et des «post-concerts talkbacks» (une sorte de débrief après le concert). Dans de petites vidéos de 1 minute 30, ils présentent leur rôle dans l’orchestre et leur parcours.
Personal branding et fanbase
La logique qui sous-tend ces pratiques numériques est double: bâtir une communauté pour l’orchestre et des fans pour les artistes. Car le musicien classique est en train de devenir une marque: le «personal branding» jouera un rôle de plus en plus décisif. «C’est bien d’avoir un public et une audience mais c’est encore mieux d’avoir des fans», résume Craig Hall, le porte-parole de la New World Symphony. Qui ajoute:
«Dans la musique pop, dans le rock, notamment chez l’indie-rock, c’est quelque chose qui se fait depuis longtemps: on crée sa communauté de fans, sa “fanbase”. Aujourd’hui, il faut le faire aussi pour la musique classique.»
Pour tourner ces vidéos, se former aux technologies ou enregistrer des extraits de concerts, les musiciens de la Symphonie du Nouveau Monde ont accès à 26 studios individuels, quatre salles vidéos, deux salles audio et quatre studios pour orchestres de chambre. Dans ces superbes espaces anglés et lumineux, tous dessinés par Frank Gehry, je vois des dizaines de caméras et ordinateurs. Des ingénieurs s’activent dans les «control rooms» pour filmer et enregistrer les prestations des musiciens. «Il y a beaucoup de “tech” ici», résume John Kieser, qui me fait visiter les différents espaces.
Une nouvelle culture visuelle
L’intégralité des activités numériques de l’orchestre sont réalisées en «Internet 2», un protocole spécial, réservé aux organisations d’éducation et de recherche à but non lucratifs américaines, qui offre des vitesses de connexion 100 fois supérieures. Cela permet notamment à des musiciens de jouer de concert, en différents lieux des États-Unis, sans délais dus à la connexion et avec une qualité sonore presque parfaite, comme cela serait impossible sur Skype par exemple.

Stravinsky’s Circus Polka au New World Center, animation par Emily Henricks I photos par Rui Dias-Aidos
Mais le plus spectaculaire est la salle de concert elle-même, celle où se produit l’orchestre au complet. C’est une sorte de «black box theater» dans lequel tout est aménageable; le public peut être placé à n’importe quel endroit de la salle, au milieu de l’orchestre s’il le faut. Entièrement équipée de «smart lighting» et de caméras, la salle a été conçue pour une expérience double, à la fois sonore et visuelle –ce qui est plutôt inédit pour un orchestre symphonique.
«Nous faisons le constat que le public, à l’heure numérique, n’est plus habitué à rester pendant trois heures assis à faire une seule chose. Pour éviter qu’il s’ennuie, nous imaginons des projections qui accompagnent la musique. On crée un “immersive environment”», explique Craig Hall.
Synchro et jeux vidéo
Le programme numérique de la New World Symphony remonte en fait aux années 2000. Originaire de Californie, Michael Tilson Thomas a perçu très tôt que la technologie allait transformer durablement la culture. L’orchestre de San Francisco, qu’il dirige depuis 1995, a été l’un des premiers à créer sa chaîne dédiée sur YouTube. Un site compagnon, Keeping Score, a même été imaginé pour accompagner les fans de la Symphonie de San Francisco.
Avec un budget qui dépasse aujourd’hui 25 millions de dollars, celui-ci permet d’engager une véritable «conversation» avec les mélomanes. On peut suivre, par exemple, la partition, mesure après mesure, de la Symphonie fantastique de Berlioz et s’arrêter lorsqu’on le souhaite, pour écouter les commentaires explicatifs du chef d’orchestre, et c’est fascinant d’intelligence.
Quant au site de l’orchestre, c’est une véritable plateforme globale pour la musique classique, avec des vidéos, des émissions de télévision (notamment sur le réseau PBS), deux radios dédiées, des podcasts et de nombreux articles d’information musicale. Selon la formule de John Kieser, «l’orchestre doit aussi se produire sur la scène numérique».
La suite? L’orchestre parie désormais sur le jeu vidéo mais aussi la «synchro» qui permet d’associer une musique à un site, une marque ou, en l’occurrence, au gaming. C’est un moyen de toucher une plus large audience et d’engranger des royalties. Des expériences ont été faites avec l’université publique de Californie à Irvine pour développer de nouvelles interactions entre l’orchestre symphonique et le jeu vidéo. Des «Video Games Live» ont été imaginés sur la scène même où se produit la San Francisco Symphony. MTT aimerait aller plus loin avec une web-radio ainsi qu’une sorte de Khan Academy pour la musique classique, où de courtes vidéos permettraient d’apprendre le solfège et la pratique d’un instrument.
Au théâtre, robots et lutte contre l’ennui
Le monde du théâtre aussi a su anticiper la révolution technologique. Tout un mouvement de théâtre numérique s’est développé, et il est de grande ampleur: «immersive theater», «digital performances», théâtre interactif, «game theater»… Dans certains cas, le spectateur est plongé dans des mondes artificiels constitués d’images de synthèse (réalité virtuelle); dans d’autres, ces images sont semi-artificielles (réalité augmentée). Chez le Japonais Oriza Hirata, des robots humanoides partagent la scène à l’égal des humains.
Mais cela va aujourd’hui bien plus loin avec notamment l’utilisation durant les spectacles de nouveaux appareils qui permettent de juger la satisfaction ou l’ennui du public et, du coup, de raccourcir telle séquence ou de faire évoluer l’histoire en direct. Ce type d’expérimentations a été conduit à Broadway notamment.
Curation par algorithme
De nombreuses institutions culturelles essaient ainsi de repenser leur rapport au public et à la technologie. Au Cooper Hewitt, le musée du design de New York, un simple «stylo» numérique permet au touriste de collecter les données et les images des objets à partir des panneaux de présentation. Une fois rentré chez lui, le visiteur peut alors accéder au catalogue de l’exposition en ligne, entièrement personnalisé. Imaginé par le designer Bill Moggridge, le «stylo» du Cooper Hewitt permet une «custamization» de l’expérience muséale, le catalogue étant propre à chaque visiteur. Et ainsi la discipline baptisée «interactive design» devient une réalité!
Google est en pointe sur le sujet des œuvres numériques également avec le fameux «Art Project» qui rassemble déjà 7,2 millions d’œuvres d’art provenant de 500 musées dans une soixantaine de pays. La qualité des œuvres est, en fait, bien meilleure que lorsqu’on les voit en vrai (10 milliards de pixels) et il est possible de faire des zooms et des observations par différents angles, impossibles à réaliser dans un musée.
Google va-t-il devenir le premier curateur de l’art? Un autre musée, le Muda, dédié aux arts numériques, qui vient récemment d’ouvrir en Suisse, est allé plus loin: son curateur est un algorithm. Le conservateur du Muda est un robot qui cherche lui-même sur internet les œuvres d’art à exposer!
La folie des réseaux
Sans aller jusqu’à ces innovations radicales, de nombreux musées américains se sont adaptés au numérique. Notamment via les réseaux sociaux. Beaucoup ont misé sur Facebook, avec ses 1,4 milliards de membres actifs. Mais deux autres réseaux sont aujourd’hui largement utilisés. D’abord, Instagram (qui appartient à Facebook) et ses 80 millions de nouvelles images postées chaque jour. Le MoMA (themuseumofmodernart) y dénombre 1,3 million d’abonnés et le MET (MetMuseum) plus d’un million. Les hashtags culturels y sont particulièrement populaires. Au point que les poètes l’ont adopté comme leur réseau de référence.
Aux États-Unis, les musées, théâtres et orchestres s’adaptent au numérique. Réalité virtuelle, 3D, timeline numérique, stylo-catalogue, partitions en vidéo, chaînes YouTube dédiées… Les institutions culturelles américaines sont en train d’inventer la culture de demain.
Miami (États-Unis)
Il faut attendre que la nuit tombe pour comprendre le sens de l’expression «connecting audiences». Vers 20 heures, la façade blanche de la New World Symphony à South Beach, face à la plus célèbre plage de Miami, se transforme en écran géant. Et la projection commence. Assis sur l’herbe dans le parc qui fait face au bâtiment symphonique spectaculaire, entre les palmiers, plus de 1.000 Américains et touristes de passage assistent à un concert gratuit. Le soir où j’y étais, en cette fin février 2016, on y projetait un film. Mais le reste du temps, on diffuse simplement en «live switch» le concert qui a lieu au sein du splendide bâtiment de Frank Gehry. L’orchestre symphonique de Miami joue à l’intérieur pour 700 personnes; le reste du public est à l’extérieur et suit la performance en vidéo.
Dans la salle de concert, que je visite, je vois une douzaine de caméras robotisées: elles sont pilotées par une équipe vidéo professionnelle comme dans les studios de CNN. D’ailleurs, la «control room» de l’orchestre, avec ses dizaines d’ordinateurs et d’ingénieurs vidéos ressemble plus à la régie d’un média global qu’à celle d’un orchestre symphonique.
La culture numérique du nouveau monde
Bienvenue dans le laboratoire de la culture du futur. «C’est vrai, on vient du monde entier pour voir ce que nous expérimentons ici», me dit, faussement modeste, John Kieser, le directeur général de la Symphonie du Nouveau Monde. C’est le célèbre chef d’orchestre maison Michael Tilson Thomas (MTT) qui a approché son ami l’architecte Frank Gehry pour construire la salle de concert idéale –et le résultat est à la fois spectaculaire et ultra-moderne. On dit en anglais: «state of the art». «Ici, nous sommes une sorte de night club pour la musique classique», me dit John Kieser. Il porte un costume et une chemise ouverte à raies bleues, ce qui est en soi un exploit dans une ville où la température avoisine toujours les 30°C.
La New World Symphony est un cas à part dans l’écosystème de la musique classique américain. C’est un orchestre pour musiciens expérimentés en formation. «C’est plus difficile de rentrer ici que d’être admis à Harvard», commente John Kieser. Pendant les trois années de leur séjour à Miami, les musiciens sélectionnés sont formés à toutes les musiques, du baroque au répertoire contemporain, et surtout à tous les médias. Les violonistes donnent des cours sur YouTube; les trompettistes suivent des formations d’«outreach» –comment on appelle aux États-Unis les programmes à destination des écoles ou des publics des quartiers sensibles; les flûtistes s’entraînent à faire de la radio et de la télévision.

Michael Tilson Thomas conduit The Seasons I Rui Dias-Aidos
Le numérique est au cœur de leur formation. Les musiciens préparent des «pre-concert emails» pour le public (dans lesquels ils expliquent la partition qu’ils vont jouer), ils font des présentations vidéos et des «post-concerts talkbacks» (une sorte de débrief après le concert). Dans de petites vidéos de 1 minute 30, ils présentent leur rôle dans l’orchestre et leur parcours.
Personal branding et fanbase
La logique qui sous-tend ces pratiques numériques est double: bâtir une communauté pour l’orchestre et des fans pour les artistes. Car le musicien classique est en train de devenir une marque: le «personal branding» jouera un rôle de plus en plus décisif. «C’est bien d’avoir un public et une audience mais c’est encore mieux d’avoir des fans», résume Craig Hall, le porte-parole de la New World Symphony. Qui ajoute:
«Dans la musique pop, dans le rock, notamment chez l’indie-rock, c’est quelque chose qui se fait depuis longtemps: on crée sa communauté de fans, sa “fanbase”. Aujourd’hui, il faut le faire aussi pour la musique classique.»
Pour tourner ces vidéos, se former aux technologies ou enregistrer des extraits de concerts, les musiciens de la Symphonie du Nouveau Monde ont accès à 26 studios individuels, quatre salles vidéos, deux salles audio et quatre studios pour orchestres de chambre. Dans ces superbes espaces anglés et lumineux, tous dessinés par Frank Gehry, je vois des dizaines de caméras et ordinateurs. Des ingénieurs s’activent dans les «control rooms» pour filmer et enregistrer les prestations des musiciens. «Il y a beaucoup de “tech” ici», résume John Kieser, qui me fait visiter les différents espaces.
Une nouvelle culture visuelle
L’intégralité des activités numériques de l’orchestre sont réalisées en «Internet 2», un protocole spécial, réservé aux organisations d’éducation et de recherche à but non lucratifs américaines, qui offre des vitesses de connexion 100 fois supérieures. Cela permet notamment à des musiciens de jouer de concert, en différents lieux des États-Unis, sans délais dus à la connexion et avec une qualité sonore presque parfaite, comme cela serait impossible sur Skype par exemple.

Stravinsky’s Circus Polka au New World Center, animation par Emily Henricks I photos par Rui Dias-Aidos
Mais le plus spectaculaire est la salle de concert elle-même, celle où se produit l’orchestre au complet. C’est une sorte de «black box theater» dans lequel tout est aménageable; le public peut être placé à n’importe quel endroit de la salle, au milieu de l’orchestre s’il le faut. Entièrement équipée de «smart lighting» et de caméras, la salle a été conçue pour une expérience double, à la fois sonore et visuelle –ce qui est plutôt inédit pour un orchestre symphonique.
«Nous faisons le constat que le public, à l’heure numérique, n’est plus habitué à rester pendant trois heures assis à faire une seule chose. Pour éviter qu’il s’ennuie, nous imaginons des projections qui accompagnent la musique. On crée un “immersive environment”», explique Craig Hall.
Synchro et jeux vidéo
Le programme numérique de la New World Symphony remonte en fait aux années 2000. Originaire de Californie, Michael Tilson Thomas a perçu très tôt que la technologie allait transformer durablement la culture. L’orchestre de San Francisco, qu’il dirige depuis 1995, a été l’un des premiers à créer sa chaîne dédiée sur YouTube. Un site compagnon, Keeping Score, a même été imaginé pour accompagner les fans de la Symphonie de San Francisco.
Avec un budget qui dépasse aujourd’hui 25 millions de dollars, celui-ci permet d’engager une véritable «conversation» avec les mélomanes. On peut suivre, par exemple, la partition, mesure après mesure, de la Symphonie fantastique de Berlioz et s’arrêter lorsqu’on le souhaite, pour écouter les commentaires explicatifs du chef d’orchestre, et c’est fascinant d’intelligence.
Quant au site de l’orchestre, c’est une véritable plateforme globale pour la musique classique, avec des vidéos, des émissions de télévision (notamment sur le réseau PBS), deux radios dédiées, des podcasts et de nombreux articles d’information musicale. Selon la formule de John Kieser, «l’orchestre doit aussi se produire sur la scène numérique».
Au Cooper Hewitt, le musée du design de New York, un simple «stylo» numérique permet au touriste de collecter les données et les images des objets
La suite? L’orchestre parie désormais sur le jeu vidéo mais aussi la «synchro» qui permet d’associer une musique à un site, une marque ou, en l’occurrence, au gaming. C’est un moyen de toucher une plus large audience et d’engranger des royalties. Des expériences ont été faites avec l’université publique de Californie à Irvine pour développer de nouvelles interactions entre l’orchestre symphonique et le jeu vidéo. Des «Video Games Live» ont été imaginés sur la scène même où se produit la San Francisco Symphony. MTT aimerait aller plus loin avec une web-radio ainsi qu’une sorte de Khan Academy pour la musique classique, où de courtes vidéos permettraient d’apprendre le solfège et la pratique d’un instrument.
Au théâtre, robots et lutte contre l’ennui
Le monde du théâtre aussi a su anticiper la révolution technologique. Tout un mouvement de théâtre numérique s’est développé, et il est de grande ampleur: «immersive theater», «digital performances», théâtre interactif, «game theater»… Dans certains cas, le spectateur est plongé dans des mondes artificiels constitués d’images de synthèse (réalité virtuelle); dans d’autres, ces images sont semi-artificielles (réalité augmentée). Chez le Japonais Oriza Hirata, des robots humanoides partagent la scène à l’égal des humains.
Mais cela va aujourd’hui bien plus loin avec notamment l’utilisation durant les spectacles de nouveaux appareils qui permettent de juger la satisfaction ou l’ennui du public et, du coup, de raccourcir telle séquence ou de faire évoluer l’histoire en direct. Ce type d’expérimentations a été conduit à Broadway notamment.
Curation par algorithme
De nombreuses institutions culturelles essaient ainsi de repenser leur rapport au public et à la technologie. Au Cooper Hewitt, le musée du design de New York, un simple «stylo» numérique permet au touriste de collecter les données et les images des objets à partir des panneaux de présentation. Une fois rentré chez lui, le visiteur peut alors accéder au catalogue de l’exposition en ligne, entièrement personnalisé. Imaginé par le designer Bill Moggridge, le «stylo» du Cooper Hewitt permet une «custamization» de l’expérience muséale, le catalogue étant propre à chaque visiteur. Et ainsi la discipline baptisée «interactive design» devient une réalité!
Google est en pointe sur le sujet des œuvres numériques également avec le fameux «Art Project» qui rassemble déjà 7,2 millions d’œuvres d’art provenant de 500 musées dans une soixantaine de pays. La qualité des œuvres est, en fait, bien meilleure que lorsqu’on les voit en vrai (10 milliards de pixels) et il est possible de faire des zooms et des observations par différents angles, impossibles à réaliser dans un musée.
Google va-t-il devenir le premier curateur de l’art? Un autre musée, le Muda, dédié aux arts numériques, qui vient récemment d’ouvrir en Suisse, est allé plus loin: son curateur est un algorithm. Le conservateur du Muda est un robot qui cherche lui-même sur internet les œuvres d’art à exposer!
La folie des réseaux
Sans aller jusqu’à ces innovations radicales, de nombreux musées américains se sont adaptés au numérique. Notamment via les réseaux sociaux. Beaucoup ont misé sur Facebook, avec ses 1,4 milliards de membres actifs. Mais deux autres réseaux sont aujourd’hui largement utilisés. D’abord, Instagram (qui appartient à Facebook) et ses 80 millions de nouvelles images postées chaque jour. Le MoMA (themuseumofmodernart) y dénombre 1,3 million d’abonnés et le MET (MetMuseum) plus d’un million. Les hashtags culturels y sont particulièrement populaires. Au point que les poètes l’ont adopté comme leur réseau de référence.
Pinterest connaît également un succès significatif, quoique plus relatif. Moteur de recherche et agrégateur personnalisé plus que réseau social (on y «épingle» des contenus qu’on a aimés sur le web), il a été adopté par les artistes comme un lieu où ils peuvent raconter une histoire et archiver des contenus. Particulièrement fréquenté par les femmes, Pinterest apparaît parfois comme une sorte de Wikipédia pour les créateurs.
Ces outils permettent aux artistes et institutions de constituer autour d’eux une communauté globalisée inédite. Le Metropolitan Museum of Art de New York communique ainsi désormais sur les Weibos, des équivalents de Twitter en Chine. En 140 caractères «simplifiés», le MET converse avec un public crucial de touristes qu’il ne peut pas atteindre avec Facebook ou Twitter, censurés en Chine. À ce jour, et en seulement 60 posts, le MET a déjà atteint plus de trois millions de personnes sur Weibo en Chine.
L’enrichissement est roi
Plus ambitieux est le projet de «timeline» universelle pour l’art imaginée par le MET. Il s’agit d’une véritable chronologie artistique globale de 8.000 av. J.-C. à nos jours, nourrie de 7.000 objets et de plus de 1.000 textes signés par les meilleurs spécialistes. Aussi complète que les histoires de l’art de référence, et constamment mise à jour, elle constitue l’un des outils numériques les plus consultés sur l’art à travers le monde. Elle a une visée pédagogique et de recherche et l’équipe de chercheurs mobilisés pour la rédiger est impressionnante. Quant au budget de cette «timeline», il dépasserait plusieurs millions de dollars: il a été essentiellement financé par la philanthropie, et notamment la Heilbrunn Foundation, la New Tamarind Foundation et le Zodiac Fund –d’où son nouveau nom: la «Heilbrunn Timeline of Art History».
«Enrichir»: tel est le leitmotiv. Les technologies sont désormais un «compagnon» indispensable à toute visite culturelle et les institutions artistiques ne cessent d’innover. Souvent, les musées mettent à la disposition du public en ligne des extraits des œuvres lorsqu’elles sont numériques (The Clock de Christian Marclay, All By Myself de Nan Goldin) ou des compléments ludiques (la fameuse vidéo Good Morning de Kanye West pour illustrer une exposition de l’artiste Takashi Murakami, par exemple).
Aux États-Unis, les musées, théâtres et orchestres s’adaptent au numérique. Réalité virtuelle, 3D, timeline numérique, stylo-catalogue, partitions en vidéo, chaînes YouTube dédiées… Les institutions culturelles américaines sont en train d’inventer la culture de demain.
Miami (États-Unis)
Il faut attendre que la nuit tombe pour comprendre le sens de l’expression «connecting audiences». Vers 20 heures, la façade blanche de la New World Symphony à South Beach, face à la plus célèbre plage de Miami, se transforme en écran géant. Et la projection commence. Assis sur l’herbe dans le parc qui fait face au bâtiment symphonique spectaculaire, entre les palmiers, plus de 1.000 Américains et touristes de passage assistent à un concert gratuit. Le soir où j’y étais, en cette fin février 2016, on y projetait un film. Mais le reste du temps, on diffuse simplement en «live switch» le concert qui a lieu au sein du splendide bâtiment de Frank Gehry. L’orchestre symphonique de Miami joue à l’intérieur pour 700 personnes; le reste du public est à l’extérieur et suit la performance en vidéo.
Dans la salle de concert, que je visite, je vois une douzaine de caméras robotisées: elles sont pilotées par une équipe vidéo professionnelle comme dans les studios de CNN. D’ailleurs, la «control room» de l’orchestre, avec ses dizaines d’ordinateurs et d’ingénieurs vidéos ressemble plus à la régie d’un média global qu’à celle d’un orchestre symphonique.
La culture numérique du nouveau monde
Bienvenue dans le laboratoire de la culture du futur. «C’est vrai, on vient du monde entier pour voir ce que nous expérimentons ici», me dit, faussement modeste, John Kieser, le directeur général de la Symphonie du Nouveau Monde. C’est le célèbre chef d’orchestre maison Michael Tilson Thomas (MTT) qui a approché son ami l’architecte Frank Gehry pour construire la salle de concert idéale –et le résultat est à la fois spectaculaire et ultra-moderne. On dit en anglais: «state of the art». «Ici, nous sommes une sorte de night club pour la musique classique», me dit John Kieser. Il porte un costume et une chemise ouverte à raies bleues, ce qui est en soi un exploit dans une ville où la température avoisine toujours les 30°C.
La New World Symphony est un cas à part dans l’écosystème de la musique classique américain. C’est un orchestre pour musiciens expérimentés en formation. «C’est plus difficile de rentrer ici que d’être admis à Harvard», commente John Kieser. Pendant les trois années de leur séjour à Miami, les musiciens sélectionnés sont formés à toutes les musiques, du baroque au répertoire contemporain, et surtout à tous les médias. Les violonistes donnent des cours sur YouTube; les trompettistes suivent des formations d’«outreach» –comment on appelle aux États-Unis les programmes à destination des écoles ou des publics des quartiers sensibles; les flûtistes s’entraînent à faire de la radio et de la télévision.

Michael Tilson Thomas conduit The Seasons I Rui Dias-Aidos
Le numérique est au cœur de leur formation. Les musiciens préparent des «pre-concert emails» pour le public (dans lesquels ils expliquent la partition qu’ils vont jouer), ils font des présentations vidéos et des «post-concerts talkbacks» (une sorte de débrief après le concert). Dans de petites vidéos de 1 minute 30, ils présentent leur rôle dans l’orchestre et leur parcours.
Personal branding et fanbase
La logique qui sous-tend ces pratiques numériques est double: bâtir une communauté pour l’orchestre et des fans pour les artistes. Car le musicien classique est en train de devenir une marque: le «personal branding» jouera un rôle de plus en plus décisif. «C’est bien d’avoir un public et une audience mais c’est encore mieux d’avoir des fans», résume Craig Hall, le porte-parole de la New World Symphony. Qui ajoute:
«Dans la musique pop, dans le rock, notamment chez l’indie-rock, c’est quelque chose qui se fait depuis longtemps: on crée sa communauté de fans, sa “fanbase”. Aujourd’hui, il faut le faire aussi pour la musique classique.»
Pour tourner ces vidéos, se former aux technologies ou enregistrer des extraits de concerts, les musiciens de la Symphonie du Nouveau Monde ont accès à 26 studios individuels, quatre salles vidéos, deux salles audio et quatre studios pour orchestres de chambre. Dans ces superbes espaces anglés et lumineux, tous dessinés par Frank Gehry, je vois des dizaines de caméras et ordinateurs. Des ingénieurs s’activent dans les «control rooms» pour filmer et enregistrer les prestations des musiciens. «Il y a beaucoup de “tech” ici», résume John Kieser, qui me fait visiter les différents espaces.
Une nouvelle culture visuelle
L’intégralité des activités numériques de l’orchestre sont réalisées en «Internet 2», un protocole spécial, réservé aux organisations d’éducation et de recherche à but non lucratifs américaines, qui offre des vitesses de connexion 100 fois supérieures. Cela permet notamment à des musiciens de jouer de concert, en différents lieux des États-Unis, sans délais dus à la connexion et avec une qualité sonore presque parfaite, comme cela serait impossible sur Skype par exemple.

Stravinsky’s Circus Polka au New World Center, animation par Emily Henricks I photos par Rui Dias-Aidos
Mais le plus spectaculaire est la salle de concert elle-même, celle où se produit l’orchestre au complet. C’est une sorte de «black box theater» dans lequel tout est aménageable; le public peut être placé à n’importe quel endroit de la salle, au milieu de l’orchestre s’il le faut. Entièrement équipée de «smart lighting» et de caméras, la salle a été conçue pour une expérience double, à la fois sonore et visuelle –ce qui est plutôt inédit pour un orchestre symphonique.
«Nous faisons le constat que le public, à l’heure numérique, n’est plus habitué à rester pendant trois heures assis à faire une seule chose. Pour éviter qu’il s’ennuie, nous imaginons des projections qui accompagnent la musique. On crée un “immersive environment”», explique Craig Hall.
Synchro et jeux vidéo
Le programme numérique de la New World Symphony remonte en fait aux années 2000. Originaire de Californie, Michael Tilson Thomas a perçu très tôt que la technologie allait transformer durablement la culture. L’orchestre de San Francisco, qu’il dirige depuis 1995, a été l’un des premiers à créer sa chaîne dédiée sur YouTube. Un site compagnon, Keeping Score, a même été imaginé pour accompagner les fans de la Symphonie de San Francisco.
Avec un budget qui dépasse aujourd’hui 25 millions de dollars, celui-ci permet d’engager une véritable «conversation» avec les mélomanes. On peut suivre, par exemple, la partition, mesure après mesure, de la Symphonie fantastique de Berlioz et s’arrêter lorsqu’on le souhaite, pour écouter les commentaires explicatifs du chef d’orchestre, et c’est fascinant d’intelligence.
Quant au site de l’orchestre, c’est une véritable plateforme globale pour la musique classique, avec des vidéos, des émissions de télévision (notamment sur le réseau PBS), deux radios dédiées, des podcasts et de nombreux articles d’information musicale. Selon la formule de John Kieser, «l’orchestre doit aussi se produire sur la scène numérique».
Au Cooper Hewitt, le musée du design de New York, un simple «stylo» numérique permet au touriste de collecter les données et les images des objets
La suite? L’orchestre parie désormais sur le jeu vidéo mais aussi la «synchro» qui permet d’associer une musique à un site, une marque ou, en l’occurrence, au gaming. C’est un moyen de toucher une plus large audience et d’engranger des royalties. Des expériences ont été faites avec l’université publique de Californie à Irvine pour développer de nouvelles interactions entre l’orchestre symphonique et le jeu vidéo. Des «Video Games Live» ont été imaginés sur la scène même où se produit la San Francisco Symphony. MTT aimerait aller plus loin avec une web-radio ainsi qu’une sorte de Khan Academy pour la musique classique, où de courtes vidéos permettraient d’apprendre le solfège et la pratique d’un instrument.
Au théâtre, robots et lutte contre l’ennui
Le monde du théâtre aussi a su anticiper la révolution technologique. Tout un mouvement de théâtre numérique s’est développé, et il est de grande ampleur: «immersive theater», «digital performances», théâtre interactif, «game theater»… Dans certains cas, le spectateur est plongé dans des mondes artificiels constitués d’images de synthèse (réalité virtuelle); dans d’autres, ces images sont semi-artificielles (réalité augmentée). Chez le Japonais Oriza Hirata, des robots humanoides partagent la scène à l’égal des humains.
Mais cela va aujourd’hui bien plus loin avec notamment l’utilisation durant les spectacles de nouveaux appareils qui permettent de juger la satisfaction ou l’ennui du public et, du coup, de raccourcir telle séquence ou de faire évoluer l’histoire en direct. Ce type d’expérimentations a été conduit à Broadway notamment.
Curation par algorithme
De nombreuses institutions culturelles essaient ainsi de repenser leur rapport au public et à la technologie. Au Cooper Hewitt, le musée du design de New York, un simple «stylo» numérique permet au touriste de collecter les données et les images des objets à partir des panneaux de présentation. Une fois rentré chez lui, le visiteur peut alors accéder au catalogue de l’exposition en ligne, entièrement personnalisé. Imaginé par le designer Bill Moggridge, le «stylo» du Cooper Hewitt permet une «custamization» de l’expérience muséale, le catalogue étant propre à chaque visiteur. Et ainsi la discipline baptisée «interactive design» devient une réalité!
Google est en pointe sur le sujet des œuvres numériques également avec le fameux «Art Project» qui rassemble déjà 7,2 millions d’œuvres d’art provenant de 500 musées dans une soixantaine de pays. La qualité des œuvres est, en fait, bien meilleure que lorsqu’on les voit en vrai (10 milliards de pixels) et il est possible de faire des zooms et des observations par différents angles, impossibles à réaliser dans un musée.
Google va-t-il devenir le premier curateur de l’art? Un autre musée, le Muda, dédié aux arts numériques, qui vient récemment d’ouvrir en Suisse, est allé plus loin: son curateur est un algorithm. Le conservateur du Muda est un robot qui cherche lui-même sur internet les œuvres d’art à exposer!
La folie des réseaux
Sans aller jusqu’à ces innovations radicales, de nombreux musées américains se sont adaptés au numérique. Notamment via les réseaux sociaux. Beaucoup ont misé sur Facebook, avec ses 1,4 milliards de membres actifs. Mais deux autres réseaux sont aujourd’hui largement utilisés. D’abord, Instagram (qui appartient à Facebook) et ses 80 millions de nouvelles images postées chaque jour. Le MoMA (themuseumofmodernart) y dénombre 1,3 million d’abonnés et le MET (MetMuseum) plus d’un million. Les hashtags culturels y sont particulièrement populaires. Au point que les poètes l’ont adopté comme leur réseau de référence.
Pinterest connaît également un succès significatif, quoique plus relatif. Moteur de recherche et agrégateur personnalisé plus que réseau social (on y «épingle» des contenus qu’on a aimés sur le web), il a été adopté par les artistes comme un lieu où ils peuvent raconter une histoire et archiver des contenus. Particulièrement fréquenté par les femmes, Pinterest apparaît parfois comme une sorte de Wikipédia pour les créateurs.
Les musées travaillent aussi à la présentation numérique des œuvres en 3D, lesquelles seraient accessibles depuis chez soi, en relief
Ces outils permettent aux artistes et institutions de constituer autour d’eux une communauté globalisée inédite. Le Metropolitan Museum of Art de New York communique ainsi désormais sur les Weibos, des équivalents de Twitter en Chine. En 140 caractères «simplifiés», le MET converse avec un public crucial de touristes qu’il ne peut pas atteindre avec Facebook ou Twitter, censurés en Chine. À ce jour, et en seulement 60 posts, le MET a déjà atteint plus de trois millions de personnes sur Weibo en Chine.
L’enrichissement est roi
Plus ambitieux est le projet de «timeline» universelle pour l’art imaginée par le MET. Il s’agit d’une véritable chronologie artistique globale de 8.000 av. J.-C. à nos jours, nourrie de 7.000 objets et de plus de 1.000 textes signés par les meilleurs spécialistes. Aussi complète que les histoires de l’art de référence, et constamment mise à jour, elle constitue l’un des outils numériques les plus consultés sur l’art à travers le monde. Elle a une visée pédagogique et de recherche et l’équipe de chercheurs mobilisés pour la rédiger est impressionnante. Quant au budget de cette «timeline», il dépasserait plusieurs millions de dollars: il a été essentiellement financé par la philanthropie, et notamment la Heilbrunn Foundation, la New Tamarind Foundation et le Zodiac Fund –d’où son nouveau nom: la «Heilbrunn Timeline of Art History».
«Enrichir»: tel est le leitmotiv. Les technologies sont désormais un «compagnon» indispensable à toute visite culturelle et les institutions artistiques ne cessent d’innover. Souvent, les musées mettent à la disposition du public en ligne des extraits des œuvres lorsqu’elles sont numériques (The Clock de Christian Marclay, All By Myself de Nan Goldin) ou des compléments ludiques (la fameuse vidéo Good Morning de Kanye West pour illustrer une exposition de l’artiste Takashi Murakami, par exemple).
Ils travaillent aussi à la présentation numérique des œuvres en 3D, lesquelles seraient accessibles depuis chez soi, en relief –elles pourraient même être reproduites à l’identique sur des imprimantes 3D.
Et ensuite?
L’ensemble de ces mutations majeures qui annoncent peut-être le futur de la culture ne sont toutefois pas sans poser des questions. Il y a d’abord celle de la pérennité de l’art ainsi embarqué sur tel ou tel réseau social. Certains artistes qui se sont exprimés initialement sur MySpace, Second Life ou Chatroulette ont vu leurs audiences rapetisser à mesure de l’affaiblissement de ces sites, quand leurs œuvres ne disparaissaient pas entièrement.
La nature darwinienne du web, avec ses start-ups qui naissent et disparaissent parfois rapidement, pose un vrai problème aux artistes. Comme les happenings et certaines installations, l’art numérique est confronté au problème de sa conservation. Autre question fondamentale: comment préserver la singularité de l’expérience «live» quand tout le monde parle de l’expérience numérique? Peut-on protéger le spectacle vivant «in real life» et inciter le public à continuer à s’y rendre, lorsqu’on l’incite, en même temps, à le vivre sur les réseaux sociaux?
«Nous ne sous-estimons pas ces effets pervers, conclut John Kieser, le directeur général de la New World Symphony. Mais nous avons l’obligation de permettre au public d’accéder à nos contenus et à nos œuvres où qu’ils se trouvent dans la ville, dans les communautés ou sur les réseaux sociaux. Sinon nous savons que nous allons mourir.»
1 — Cette enquête a été réalisée en Floride fin février 2016. Elle reprend certains exemples déjà évoqués dans le livre Smart, Ces internets qui nous rendent intelligents (poche, Champs-Flammarion, 2015). Merci à Rejane Dreifuss pour son aide sur le théâtre Retourner à l’article