Comment prédire la ville du futur

Les scientifiques cherchent à mettre la complexité des systèmes urbains en équation, au même titre que les structures atomiques ou les galaxies. Objectif : concevoir la ville parfaite.

Franz Ulm et Roger Pellenc, deux spécialistes de la structure atomique du ciment au MIT (Massachussetts Institute of Technologies), ont découvert des corrélations étonnantes en comparant entre elles la densité des villes et des éléments du tableau périodique de Mendeleïev : traduite en courbe, la structure quadrillée de Chicago forme un dessin identique à la configuration cristalline ordonnée de l’argon, tandis que le berceau de la musique grunge, Seattle dont le plan incohérent perd les touristes, s’apparente à sa forme gazeuse, s’écoulant sans contrôle. « Cette surprenante analogie nous conforte dans l’idée que les lois de la physique moléculaire peuvent s’appliquer à la texture des villes », avancent les chercheurs. Ils ne sont pas les seuls : d’autres scientifiques – physiciens, urbanistes, statisticiens, designers, psychologues… – ont dans l’idée de mettre l’organisation urbaine en équations. Leur objectif est ambitieux : pour prédire la ville du futur, ils veulent créer la matrice d’une nouvelle « physique urbaine », capable d’écrire les lois qui régissent le fonctionnement de ces « arrangements urbains ».

« La ville est une forme complexe, dont il n’existe aucun autre équivalent dans la nature, explique Luis Bettencourt, physicien spécialiste des systèmes complexes à l’Institut de Santa Fe. Il ne s’agit pas que d’agglomération de personnes, mais d’agglomération de connexion entre les gens. Toutes les autres propriétés – les routes que nous construisons pour aller jusqu’aux autres, la densité requise pour le faire, les produits économiques et les idées que nous créons ensemble – découlent de ce fait ». Dans un article publié par la revue « Science », le chercheur s’est intéressé non seulement à la forme des villes, mais à leur fonction, partant de l’hypothèse que de Paris à Boston en passant par Toulouse, elles obéissent toutes à certains paramètres universels. « Nous devons nous demander ce que les villes font, et pas ce à quoi elles ressemblent ou comment elles grandissent, explique-t-il. Quand les humains se regroupent en colonies denses, il est clair qu’ils créent collectivement une dynamique capable de produire des résultats créatifs et économiques. » C’est ce qu’il appelle « un réacteur social » qui, en tant que tel, évolue selon un petit ensemble de principes mathématiques décrivant comment les propriétés des villes varient en fonction de la taille et des interactions de leur population.

Son travail trouve des applications pratiques auprès des urbanistes et des décideurs politiques. « Si nous savons comment fonctionne le système, nous pouvons l’optimiser en créant le plus possible d’interactions sociales positives à faibles coûts en termes de mobilité et d’énergie ». Dans son modèle, les obstacles à la socialisation, tels que la criminalité ou la ségrégation, et les catalyseurs qui favorisent la capacité des gens à se connecter, comme le transport et l’électricité, font partie de l’équation. Une ville dense mais encombrée perd, par exemple, une partie du potentiel qu’elle pourrait réaliser avec de meilleurs transports.

Ses équations seront bien utiles pour construire intelligemment les quelque 200 villes d’une taille équivalente à New York qui seront nécessaires pour répondre à l’explosion de la démographie urbaine d’ici à 2050. C’est aussi la conviction de Marta Gonzalez, une tempétueuse physicienne du Centre de recherche de réseau complexes du MIT. Pour se faire une idée objective de la façon dont une ville prospère, elle modélise les comportements individuels de mobilité urbaine. Pendant quatorze mois, son équipe a tracé à partir de leur téléphone portable le déplacement de 2 millions d’urbains de la région de Boston. Son constat est surprenant : chaque personne visite entre dix et un maximum de cent lieux différents par an. Et c’est vrai partout. « Malgré la diversité de leur histoire, les humains suivent des modèles reproductibles simples et d’une grande régularité temporelle et spatiale », résume-t-elle. Son équipe en tire de précieuses informations pour les urbanistes : elle agglomère l’ensemble des flux individuels sur le plan d’une ville et détecte facilement les points de tension qui peuvent générer des embouteillages. « Avec quelques variables comme la quantité de véhicules, la capacité des routes et le temps de trajet entre deux points, notre loi cerne précisément les besoins d’investissement en infrastructures », explique Marta Gonzalez.

Mesurer l’impact global

Le potentiel de marché de ces outils mathématiques de prospective urbaine n’a pas échappé aux entrepreneurs. En France, François Grosse a créé la société ForCity il y a deux ans. Elle compte déjà 50 employés, développeurs informatiques et géo-data analystes pour l’essentiel. « Nos modèles numériques permettent de construire des scénarios ajustables qui aident les décideurs à optimiser leurs investissements, selon les calculs d’évolutions probables du territoire », explique le patron de la start-up. L’un de ses projets de recherche simule l’avenir du quartier lyonnais de Gerland, un morceau du littoral rhodanien que l’agglomération veut aménager dans une logique d’éco-cité en associant un pôle de laboratoires, des programmes résidentiels et un noeud de transport. « Il ne s’agit pas seulement de mesurer la demande énergétique, les besoins numériques ou de mobilité de ce nouveau quartier, mais son impact sur le fonctionnement global du système urbain lyonnais, détaille François Grosse. Comment va évoluer la demande de transports en commun ? Où vont grimper ou baisser les prix de l’immobilier ? La demande noctambule va-t-elle changer ?… Avec des données pertinentes, nos équations peuvent répondre à ces questions ».

Cet objectif a son importance, car cela peut générer des millions d’euros d’économie. « Le nombre de citadins va croître jusqu’en 2030 d’environ 2 millions par semaine, explique Christoph Reinhart, qui dirige le laboratoire de conception durable au Sustainable Design Lab du MIT. Concevoir un bâtiment répondant en tous points aux normes écologiques les plus strictes sans tenir compte de son intégration ne suffit pas. Pour maîtriser les émissions de gaz à effets de serre des villes du futur, il faudra construire en fonction du voisinage. Nos travaux consistent à utiliser des modèles de dissipation de chaleur et de masse circulant dans et autour des bâtiments pour prédire leur consommation d’énergie et fournir des estimations à l’échelle d’un quartier en fonction du type de bâtiments, de leur hauteur et des matériaux qui les composent ». L’avenir de l’humanité, une simple question de calcul ?