Le désordre du droit » low cost « 

Après les taxis ou les hôteliers, les professions juridiques se font aussi  » ubériser « . Sur Internet, de plus en plus de sites proposent des services jusque-là rendus par des avocats, des notaires ou des experts-comptables

Il y a six ans, le voyage de rêve de -Jeremy Oinino en République dominicaine tourne au cauchemar. La plage paradisiaque où il devait se prélasser s’est muée en un… véritable chantier. A son retour des Caraïbes, le jeune homme réclame un dédommagement à l’agence de voyages. Qui évidemment ne veut rien entendre. Jeremy Oinino s’obstine. Mais pas question d’appeler un avocat. Pour un voyage à 1 000  euros, le jeu n’en vaut pas la chandelle. Le vacancier va défendre tout seul sa cause devant un tribunal. Après mille  péripéties, il réussit à avoir gain de cause devant un juge.

De ces désagréments naît une aventure -entrepreneuriale. Jeremy Oinino décide d’aider les particuliers qui, comme lui, peinent à régler les litiges de la vie courante. En quatre  ans, plusieurs sites voient le jour : -Demanderjustice, Saisirprudhommes, Litiges et Actioncivile. Ces plates-formes Internet ont automatisé les démarches judiciaires simples, comme les mises en demeure ou la saisine d’un tribunal. En fait, toutes les procédures où le recours à un avocat n’est pas obligatoire. Faire appel à un conseil n’est nécessaire que devant les tribunaux de grande instance ou les cours d’assises. Le reste du temps, le citoyen peut se défendre tout seul devant un juge. Encore faut-il déterminer le bon tribunal.

C’est là que les choses se corsent.  » Le législateur a toujours privilégié l’accès au juge. Pourtant, c’est un parcours semé d’embûches. Alors que la question à traiter peut être simple. Lorsqu’il y a un défaut de livraison, pas -besoin d’être un fin juriste pour aller défendre son cas « , explique Jérémie Assous, avocat et associé de Jeremy Oinino.

 » Un démarchage prohibé  »

Jusque-là, le citoyen, perdu dans les méandres du droit, n’usait pas beaucoup de cette faculté et s’en remettait systématiquement aux mains d’un professionnel. Mais le numérique, capable d’ingérer et d’analyser des pages et des pages de législation, change la donne. Recours devant un tribunal, mais aussi rédaction de contrats types, ou opérations de comptabilité simple, après les taxis, les hôtels ou les banques, au tour des professions juridiques de passer à la broyeuse de l' » ubérisation « .

Legalstart, Testamento, Companeo, Captaincontrat, Divorcepourtous, Legalife : ces deux  dernières années, une kyrielle de sites de services en ligne ont fleuri. Au point d’inquiéter et de pousser à réagir avocats, notaires, experts-comptables. Grâce à un actif lobby, certains d’entre eux tentent de faire encadrer ces nouvelles pratiques.

Un amendement inséré dans le projet de loi pour une République numérique présenté par Axelle Lemaire, et qui devait être examiné mardi 26  avril au Sénat, entend obliger ces sites à obtenir une autorisation d’exercer. Adopté en première  lecture, le dispositif a été supprimé en commission par le rapporteur du texte, le sénateur Les Républicains Christophe-André Frassa. Cette semaine, c’est la sénatrice UDI Catherine -Morin-Desailly (Seine-Maritime) qui tentera de convaincre ses collègues de la nécessité de légiférer dans ce domaine. Mais la sénatrice n’aura pas le soutien de la secrétaire d’Etat au numérique, qui ne souhaite pas entraver le développement des sites juridiques.

Avant d’interpeller les parlementaires, les avocats ont commencé il y a longtemps à faire le siège des tribunaux pour interdire ces sites, dont ils assurent qu’ils enfreignent la législation… et mettent en danger les -citoyens.  » 99  % de ces sites ne respectent pas les règles de déontologie, qui interdisent de faire du démarchage, de la consultation et de la saisine de juridiction « , explique Me Didier Adjedj, qui représente le Conseil national des barreaux (CNB).

L’ordre a réussi à gagner de symboliques bras de fer. En avril  2015, la cour d’appel d’Aix-en-Provence a fait condamner Divorce-discount, qui proposait de simplifier les démarches administratives des divorces par consentement mutuel. En se présentant comme  » le numéro  1 du divorce « , le site créait  » une confusion dans l’esprit du public avec le titre d’avocat « , et menait  » un démarchage prohibé «  des clients. En décembre  2015, nouvelle victoire. La cour d’appel de Paris interdit à la société Jurisystem d’exploiter son site -Avocat.net, qui met en relation avocats et particuliers.

Mais le CNB a aussi perdu une bataille de taille. Le 21  mars, la cour d’appel de Paris a relaxé définitivement Jeremy Oinino, poursuivi pour  » exercice illégal de la profession d’avocat « , considérant que ses sites se contentaient de simplifier les démarches administratives sans se substituer à la profession d’avocat.

De fait, de Legalstart à Testamento en passant par Captaincontrat, ces sites ne font pas de conseil en ligne, mais automatisent un certain nombre de tâches simples, en étudiant la législation en vigueur.  » Le droit est à la fois complexe et normé. Les règles sont définies. C’est une matière idéale pour un logiciel, dit Jeremy Oinino. Nous traitons plus de 150 000  dossiers par an avec 25  personnes. C’est impossible de faire du conseil. « 

Contre-attaque tardive

Si ces sites dérangent autant, c’est parce qu’un grand nombre de ces tâches administratives (rédaction de statuts, d’une mise en demeure) sont encore facturées à prix d’or par les professionnels. Les sites, eux, proposent des tarifs très avantageux. Ainsi, -Demanderjustice facture 39  euros une mise en demeure, et 89  euros si l’on ajoute la saisine d’un tribunal, bien moins que les centaines d’euros demandées par un avocat.  » Sur Internet, une kyrielle de sites propose des documents de pacs tout prêts. C’est gratuit. C’est sûr que, chez moi, c’est 350  euros, mais vous n’avez pas le même service « , explique Me Marion Saffier de Bard, notaire à Saint-Genis-d’Hiersac, en Charente, qui assure que  » le droit est complexe, et qu’il n’y a pas un cas qui ressemble à un autre « .

Mais d’autres professionnels appréhendent l’irruption du numérique de manière moins défensive. Ainsi, le syndicat Notaires conseils d’entrepreneurs, qui représente 150  cabinets et 500 notaires, a signé un partenariat avec Legalstart, qui propose aux TPE ou aux PME d’automatiser la création de documents juridiques (recouvrement de factures, recrutement, changement de siège social), et qui permet  » de générer automatiquement une annonce légale  » et  » d’obtenir un Kbis en 48  heures « , explique son cofondateur, Pierre Aïdan, un ancien avocat de Wall Street. Grâce à la technologie de Legalstart, les notaires peuvent désormais proposer sur un site dédié des prestations automatisées en ligne. Les notaires, que le grand public consulte habituellement pour signer une succession ou l’achat d’un bien immobilier, espèrent trouver dans les TPE ou les PME une nouvelle clientèle.

 » Pour nous, cette nouvelle manne pourrait représenter 100 000  euros de recettes « , -affirme Jean-Paul Matteï, président de Notaires conseils d’entrepreneurs, établi depuis 1993 à Pau, et dont l’étude notariale génère déjà de 20  % à 30  % de revenus grâce aux services aux entreprises. S’il admet que  » les actes passés sur Legalstart coûtent moins cher au client que s’il les faisait établir par un conseil, le site amène des contacts qu – ‘ils – n’aur – aient – jamais eus autrement « , complète-t-il.

Le numérique force donc les professionnels à faire la chasse aux tâches sans valeur ajoutée.  » Cela rend accessoire la création de l’acte notarié, et remet au centre du jeu le rôle de conseil « , juge Jean-Paul Matteï.  » Uber n’aurait jamais existé si les taxis s’étaient modernisés. Il faut intégrer les outils numériques, c’est la meilleure façon de se prémunir contre l’arrivée de nouveaux concurrents « , explique Philippe Arraou, président du Conseil supérieur de l’ordre des experts-comptables.

Depuis longtemps, la compatibilité est passée à la moulinette de l’automatisation. Mais la profession assure avoir pris les devants.  » La déclaration de TVA en ligne a été rendue obligatoire en  2014. Mais nous avions créé, en  2000, un portail permettant de faire la démarche « , complète l’expert-comptable, qui assure qu’en une décennie les  » honoraires moyens n’ont pas changé, en revanche, – ils font – plus de conseil « .

Bien que véhéments, les avocats ont eux aussi compris que la profession allait devoir évoluer.  » Nous avions l’habitude de vivre dans notre monde. Et la notion de marché et de concurrence n’était pas dans nos habitudes. Nous voyons bien que nous devons proposer des prestations numérisées « , reconnaît Pascal Eydoux, président du Conseil national des barreaux. En mai, l’ordre mettra en ligne un annuaire des professionnels et permettra au public d’accéder à certaines prestations. Quant au CNB, après avoir combattu en justice l’éditeur du site Avocat.net, il se montre nettement moins offensif vis-à-vis de Jurihub. Et pour cause, le CNB est entré en négociation exclusive pour lui racheter sa plate-forme, Myavocat.

La contre-attaque tardive sera-t-elle suffisante ? Rien n’est moins sûr. Du côté des petits nouveaux, on continue d’innover. Pierre Aïdan, de Legalstart, prépare une offensive avec Avostart, un site comparateur des prestations d’avocats. De quoi mettre à nouveau en ébullition la profession d’avocat, pourtant très attachée à l’ordre.

Le Monde 27/04/2016