Les « bio hackers » en quête de légitimité

 

Le fonctionnement ouvert des « hack labs », lieux de recherche alternatifs, intéresse les laboratoires traditionnels. Ils veulent y puiser de nouvelles méthodes de production scientifique.

On dirait le scénario de « L’Expérience interdite ». En 1990, ce film de Joel Schumacher imaginait un brillant étudiant en médecine transgressant les règles académiques pour percer le mystère de la vie en provoquant son propre arrêt cardiaque. Il y a quelques jours, un chercheur amateur américain a enfreint de la même façon les protocoles scientifiques, en injectant dans l’oeil d’un cobaye humain un collyre de sa fabrication contenant un pigment naturel proche de la chlorophylle, la chlorine e6. Cette molécule chimique capable d’absorber la lumière rouge est présente dans les algues vertes et les poissons abyssaux. Elle est aussi utilisée en photochimiothérapie pour détruire certains cancers. Jeffrey Tibbetts, l’auteur de cette expérience douteuse, explique avoir voulu tester sur l’homme une théorie selon laquelle ce produit développe notre vision nocturne.

Sur son blog, on apprend que la solution a mis un peu moins d’une heure pour agir et que durant les deux heures suivantes, l’intensité lumineuse perçue par le sujet s’est nettement accentuée, au point qu’il a pu reconnaître sans se tromper des personnes situées à 50 mètres de distance la nuit en pleine forêt, alors que le groupe témoin soumis au même test n’a obtenu qu’un score de 33 %. Cet effet nyctalope aurait perduré plusieurs heures avant que le sujet retrouve sa vision normale.

Fab labs biologiques

Impossible de vérifier ces conclusions réalisées en dehors des protocoles de recherche. Mais son auteur ne s’en soucie guère : Jeffrey Tibbetts n’a aucune ambition scientifique. C’est un amateur qui veut « libérer son potentiel de créativité » hors des laboratoires académiques. Inspiré des fab labs qui ont ouvert au grand public la possibilité de réaliser soi-même des objets d’usine, le mouvement des « bio hackers » dont il se réclame commence à s’organiser de la même façon autour de lieux réunissant des curieux de tous bords, étudiants, scientifiques, inventeurs, artistes ou simples amateurs qui s’essayent à la recherche biologique en open source avec du matériel de récupération. « Après tout, pourquoi pas de la biologie personnelle après l’informatique personnelle ? » s’interroge Ellen Jorgensen, qui a ouvert en 2009 à Brooklyn le premier laboratoire communautaire, Genspace, pour faire passer les fab labs de l’atome aux cellules. « Rien à voir avec la remise du docteur Frankenstein, défend-elle. Dans ces lieux de vulgarisation scientifique, des néophytes, le plus souvent encadrés par des bénévoles, peuvent apprendre comment vérifier si leur sushi est vraiment du thon, si tel insecte de leur jardin appartient à une espèce invasive, si l’eau qu’ils boivent est pure ou si le chien de leur voisin est bien celui qui fait régulièrement ses besoins devant leur porte ! »

Rien de plus distractif n’est encore sorti de ces « hack labs », des lieux de « bio-bricolage » comme il en existe désormais une cinquantaine dans le monde : batteries vertes, électronique biodégradable, tests de grossesse low-cost, encre biologique… Mais les choses sont en train de changer avec la mobilisation citoyenne.

Avant de réaliser son expérience, Jeffrey Tibbetts était parvenu à lever en 2014 plusieurs milliers de dollars sur une plate-forme de « crowdfunding » pour financer un test « scientifique ». Il s’agissait de prouver la réalité d’une légende militaire affirmant que la consommation excessive de vitamines A2 pouvait remplacer le pigment des bâtonnets de notre rétine par les colorants de l’hémoglobine supposés améliorer notre vue. Les fonds avaient permis de recruter des volontaires qui avaient avalé des kilos de poissons d’eau douce riches en vitamine A2. Les résultats avaient surpris : « Les personnes testées ont constaté une nette amélioration de leur vision nocturne, confirmée par un électrorétinogramme », affirmait l’apprenti chercheur.

Depuis, de grands groupes se sont penchés sur cette dynamique citoyenne. A La Paillasse, le lieu parisien qu’il a fondé en 2011, Thomas Landrain multiplie ainsi les partenariats. Il y a six mois, il a officiellement lancé un programme de recherche en open source sur le cancer à la demande du laboratoire pharmaceutique Roche. Pas moins de 300 chercheurs bénévoles se sont manifestés pour apporter un nouvel éclairage aux travaux conventionnels, et quinze projets en sont nés, qui seront départagés par un jury fin mai.

Des linguistes ont par exemple étudié l’occurrence de certains termes dans des milliers d’articles scientifiques pour tenter d’identifier des pistes oubliées en biologie. Un autre groupe a conçu un moyen de visualiser les données épidémiologiques en trois dimensions pour faciliter leur interprétation. Un troisième propose un modèle prédictif d’estimation de risque de cancer à partir de données territoriales sur l’environnement et les paramètres sociaux. « La Paillasse apporte un niveau d’agilité intellectuelle supplémentaire qui peut forcer la créativité des laboratoires », est persuadé Thomas Landrain.

Après Roche, ce sont Pierre Fabre, Suez et même l’Institut Pasteur, pour des recherches sur la santé mentale, qui se sont intéressés à l’offre alternative de ce laboratoire de biologie participative. Il fait même l’objet d’une étude du Center for Complex Network Research de l’université Northeastern de Boston sur l’efficacité de ces communautés massivement collaboratives.

L’intérêt du Massachussetts Institute of Technology (MIT) pourrait donner une légitimité supplémentaire à ces travaux, depuis qu’il a ouvert en 2015 son concours international d’ingénierie génétique (iGem) aux « hack labs ». Chaque année, depuis 2004, des équipes d’étudiants en biologie s’affrontent pour concevoir de nouveaux organismes vivants pourvus de caractéristiques inédites (bactéries photovoltaïques, levures spécialisées…) à partir du même kit de « bio-briques ». La Paillasse accueille une de ces équipes composées de douze étudiants provenant de différentes écoles du groupe Ionis (Sup’Biotech, Epita, ArtSup). Son premier projet a consisté à transformer des bactéries… en jeu vidéo ! Sa nouvelle ambition sera d’associer des bactéries à un drone pour la détection environnementale.

Certains spécialistes estiment que les « hack labs », avec leur puissance de mobilisation et leur fonctionnement exploratoire libre, sont dix fois plus productifs que les laboratoires conventionnels. Celui de Thomas Landrain nourrit un rêve ambitieux : parvenir à fédérer autour de lui une vaste communauté de dizaines de milliers de chercheurs en herbe, sans amoindrir l’efficacité de leur curiosité iconoclaste.