Si on avait dit à Youssef Sébiane qu’à 28 ans il serait patron, il aurait souri, voire franchement rigolé. Lui voulait être salarié « comme tout le monde ». A 22 ans, ce fort en maths décroche une licence en mathématiques et informatique, « parce qu’avec ça on m’avait garanti que j’aurais un job », raconte-t-il. Pourtant, la promesse ne s’est jamais concrétisée.
« J’ai enchaîné les entretiens sans résultat et arrêté de me faire des illusions en voyant que les jeunes au prénom français me passaient chaque fois devant, même moins diplômés que moi », regrette celui qui, né en France de parents venus de Tunisie cumule de son propre aveu « le handicap d’un nom arabe et d’une adresse à Aulnay-sous-Bois ».
Youssef Sebiane, qui « observe cette discrimination jamais dite », range alors son diplôme et travaille comme agent de sécurité dans la société montée par son frère. Pourtant, cette situation ne satisfait pas le jeune champion de boxe thaï. En août 2015, il lance son entreprise de chauffeurs. « Aujourd’hui, je fais travailler quatre chauffeurs inscrits sur la plateforme Uber à qui je loue des voitures », confie-t-il, modeste.
Mardi 17 mai, dans le gymnase Jean-Renault de Bagnolet, les candidats se bousculent auprès de lui et de plusieurs dizaines d’autres responsables de jeunes entreprises comme la sienne venues recruter. L’ADIE, Rent-a-Car, Uber, Voiture Noire et l’Adam, lançaient là l’opération « 70 000 entrepreneurs dans les quartiers » avec la mairie de Bagnolet, pôle emploi 93, la FACE 93. Il s’agissait de mettre en relation des patrons avec des jeunes souhaitant devenir chauffeurs. « L’idée est de les accompagner, mais aussi de financer la formation de deux cents d’entre eux », indique Badia Berrada, chargée du développement du programme.
Une reconnaissance sociale
Plus de 500 candidats sont venus à Bagnolet, avec souvent la ferme intention de rejoindre les 12 000 chauffeurs partenaires travaillant déjà avec la plateforme Uber. L’engouement est grand puisque en 2015, 2 000 entreprises de transport de personnes ont été créées en Seine-Saint-Denis. « Chauffeur est un métier facile d’accès dans un secteur réputé ne pas discriminer et qui permet de sortir du standard des métiers non qualifiés », rappelle Karim Ennebati, du Pôle emploi de Noisy-le-Sec, délocalisé à Bagnolet le temps de l’opération.
En effet, travailler en costume dans une belle voiture, avec un smartphone, offre une reconnaissance sociale, quasiment une revanche à une partie de ceux qui se sentent depuis des années discriminés. A Bagnolet, rappelle Mohamed Hakem, le premier adjoint au maire, « nous avons 27 % de jeunes au chômage et 35 % dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Évidemment, travailler avec Uber prête à la polémique, mais nous n’avons pas à en rougir. Nous sommes pragmatiques et apprécions que ce secteur offre une chance à des jeunes qui parfois avaient perdu espoir ».
Directeur de l’ADIE Ile de France, Grégoire Heaulme a déjà financé 166 créations d’entreprises de VTC dont un tiers dans les quartiers prioritaires, où « la part des dossiers touchant ce secteur a été multipliée par deux en deux ans. Dans 30 % des cas le jeune est plus animé par le souhait de se créer un emploi que de devenir patron. Parmi eux, nous avons une part importante de personnes issues de l’immigration », rappelle celui qui octroie des prêts après les refus des banques.
« Faire décoller » sa vie
En dépit de l’engouement autour de son stand, Youssef Sébiane reste très clair. « Je ne suis pas là pour vendre du rêve, insiste-t-il. Pour bien gagner sa vie c’est six jours sur sept ». Pour dégager 2 000 euros, ce qui est la moyenne des revenus nets une fois la location de voiture et l’essence payées, « il faut charbonner », comme il se plaît à dire. Mais les candidats le savent et y sont près.
Abdel Salam Belgasasmi est venu pour « faire décoller » un peu sa vie. « Je suis arrivé en France en 1998, à 28 ans. Depuis, je n’ai pas connu le chômage plus de 6 mois, mais je suis toujours en foyer parce que je gagne trop peu pour prendre un appartement », regrette-t-il. Levé chaque matin à 4 heures, il dépose des prospectus dans les boîtes aux lettres pour 850 euros mensuels. « Avant, j’ai fait les marchés, du ménage, des livraisons et de la manutention », énumère-t-il. L’exploitation, les heures non déclarées, il connaît par cœur. Mais cette fois il est bien décidé à se lancer.
Comme Oualid Aloui qui, à 31 ans, a aussi tout fait, du livreur de pizzas à la maintenance des Velib. Prudent, il ne lâche pas son CDI, et va se « lancer en parallèle en travaillant de 16 heures à 22 heures le soir pour commencer ». « Ma création d’entreprise est en cours mais je veux saisir l’opportunité de l’Euro de football », insiste ce jeune homme de La Courneuve, qui va louer ses services avant de monter sa propre entreprise.
La France des créateurs d’entreprises ne se limite donc pas aux incubateurs des universités. Mardi, à Bagnolet, il se répétait beaucoup que « l’ubérisation » des banlieues est « la plus efficace des politiques d’intégration de ces vingt dernières années ». Quant aux arriérés de cotisations réclamés par l’Urssaf à Uber, ils illustrent surtout pour nombre de jeunes entrepreneurs « un confit entre un modèle ancien qui a du mal à se marier avec une nouvelle économie ». Une économie, qui pourrait embarquer une partie de ceux qui en avaient assez de « tenir les murs de leur cité ».
Le Monde 18/05/2016