Trafic « perturbé » dans le transport ferroviaire, aérien et les transports en commun ; raffineries bloquées, dockers mobilisés, routiers en opérations escargot… Et un syndicat, la CGT qui appelle à « l’organisation de grèves partout dans tous les secteurs ». Dans le concert des contestations contre la loi Travail, le refrain sur la « grève générale » que personne n’ose ouvertement fredonner mais auquel tout le monde pense, fait tout de même peu à peu son chemin, qui pour l’espérer, qui pour en redouter les effets. Pour le moment, le secteur privé restant ultra sous-syndiqué – 19,8 % dans la fonction publique, 8,7 % dans le secteur privé, soit une moyenne de 11 % selon les statistiques du ministère du Travail (DARES) – la grève générale peine à gagner son adjectif. Mais grève il y a, quand même, point d’orgue de l’histoire du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux qui ne cesse de scander la vie politique et sociale depuis… pas mal de temps ! Michelle Perrot avait consacré une thèse pionnière sur le sujet (Les Ouvriers en grève, France 1871-1890, 2 t., Mouton, 1974). L’historien Stéphane Sirot, dans La Grève en France. Une histoire sociale, XIX-XXe siècle (éditions Odile Jacob, 2002), lui, avait balayé l’histoire de la « cessation collective et concertée du travail » dans la France contemporaine, s’intéressant aux rythmes, à la « geste gréviste », aux revendications, aux modalités, à la médiatisation, aux violences, aux acteurs et à la singularité française pour s’interroger aussi sur la place, les conditions et la signification de la grève aujourd’hui.
Les trois âges de l’histoire de la grève
Ses analyses découpaient trois « âges » de l’histoire de la grève. Le premier s’étend de la Révolution française à 1864. A partir de la loi Le Chapelier de 1791 qui interdit les coalitions et les organisations corporatives, jusqu’aux derniers temps du Second Empire, la grève est interdite et se manifeste la plupart du temps par une contestation « sourde », des formes d’absentéisme ou un freinage volontaire de la production. Les seules structures organisationnelles susceptibles d’abriter les mouvements de contestation étaient les compagnonnages ou les sociétés de secours mutuel.
Et à l’origine, faire grève signifiait attendre un emploi, les différents corps de métier se réunissant place de Grève, pour demander du travail. L’univers industriel des usines et manufactures va mieux définir le sens de la grève, comme la révolte des canuts en 1831. Et la loi du 25 mai 1864 qui tolère la grève plus qu’elle ne l’autorise va ouvrir un deuxième âge qui s’étendra jusqu’à la Seconde guerre mondiale. Le « fait gréviste » accompagne désormais le développement du monde du travail et de l’industrialisation et profitera, dans les années 1880, du développement des mouvements socialistes et du syndicalisme.
A tel point que, dans les années qui suivent, les thèses de droit prolifèrent sur le sujet et en 1892, est publié le premier volume d’une statistique de l’Office du travail. Dans les années charnières du XIXe et du XXe siècle, le syndicalisme révolutionnaire va bien souvent brandir la grève générale, comme menace et comme slogan. C’est la belle époque de Clemenceau, président du Conseil et ministre de l’Intérieur en 1906 qui, avant de recevoir le titre de « Tigre », se verra affublé de celui de « briseur de grèves » par ceux qui fustigent une Troisième République, certes politiquement démocrate, mais oublieuse de la question sociale. Grèves violentes (1906 : près de 1 400 grèves mobilisent quelque 440 000 grévistes de toutes branches ; 1908 : les grèves de Draveil et de Villeneuve-Saint-Georges font une dizaine de morts.), « chasse aux renards », c’est-à-dire aux « jaunes », sabotages, grèves « perlées » et toujours la « grève générale » qui symbolise l’utopie révolutionnaire et l’antimilitarisme, antienne qui en arrive à inquiéter y compris au sein de la SFIO et de la CGT, sans parler des sociaux-démocrates allemands stupéfaits de voir la légèreté avec laquelle cette expression de « grève générale » est employée dans les congrès internationaux, eux qui, rien qu’en le chuchotant, risquaient la prison impériale.
Lors du congrès de l’Internationale socialiste de Stuttgart en août 1907, congrès décisif qui confronte alors les positions allemandes et françaises sur des thèmes aussi importants que l’attitude à adopter en cas de guerre européenne, Vollmar, un des leaders de la social-démocratie allemande, plus pragmatique et réformiste que les socialistes français, affirme ainsi qu’il est aussi inepte de penser supprimer le capitalisme par la grève générale que de penser supprimer la guerre par la grève militaire et l’insurrection lors de la mobilisation.
Dans l’entre-deux-guerres, 1936 reste célèbre pour ses 17 000 conflits rassemblant 2,5 millions de grévistes. Et lors de la grève générale de novembre 1938, introduisant des éléments de politique internationale dans le mouvement social, quelques semaines après le traité de Munich, Edouard Daladier, président du Conseil déclare : « Soyons clairs et francs. Ces brusques occupations d’usines, ces grèves partielles, cette grève générale sont une tentative d’action brutale contre la politique de paix que poursuit le gouvernement ». Une forme de rappel à l’ordre pour sonner la revanche contre le Front populaire et ses avancées sociales.
Après la Libération, troisième âge de la grève, celle-ci est régulée : la Constitution de 1946 reconnaît que « Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». Et la loi du 11 février 1950, relative aux conventions collectives, ira dans ce sens. Reconnaissance et régulation d’autant plus indispensables que la grève, dans les Trente Glorieuses, concerne l’ensemble du monde salarié, y compris les fonctionnaires. Les acteurs sont toujours en place : syndicats qui déclenchent ou suivent, partis politiques en observation, patronat qui résiste, traîne des pieds sur les lois sociales et intimide. L’Etat, lui, peut rester policier. En 1947, le ministre socialiste Jules Moch mobilise les CRS et rappelle les réservistes pour briser les 15 000 ouvriers grévistes des Houillères du Nord. Ou attendre de voir comment évolue la situation : en 1963, de février à avril, les mineurs crient « Pompidou à la mine » et « Charlot au charbon » [ il s’agir bien sûr de Charles de Gaulle, président de la république, NDRL]. Enfin, l’Etat doit être médiateur, quand il est « Etat patron » – il est employeur de la fonction publique. Les revendication salariales, souvent à l’origine des grèves, sont relayées par d’autres motifs : grèves « politiques » de mai 68 (7 millions de grévistes), grèves qui revendiquent une légitime et efficace autogestion (Lip, 1973) ; grèves, comme à l’usine Renault de Vilvoorde, en 1997 ou à l’usine Moulinex d’Alançon, en 2001, qui s’insurgent contre les restructurations, le saccage du savoir-faire professionnel par la logique de la rentabilité virtuelle, l’économie réelle étant sacrifiée aux exigences de l’économie financière. 1995 reste de ce point de vue à marquer d’un curseur : les salariés du privé soutenaient majoritairement les grèves du public cette année-là, précisément parce que cette forme d’action leur était impossible et que les menaces contre l’emploi autant que les incohérences du management décortiquant le savoir-faire professionnel semblaient justifier un mouvement social de grande ampleur. Inversement, en 1998, un sondage IFOP révélait que 82 % des Français interrogés étaient favorables à un service minimal en cas de conflit dans les services publics.
Syndicat et nouvelles formes de manifestations sociales
Et aujourd’hui ? On n’est plus au temps d’Adoplhe Thiers qui, en juin 1872, ordonnait au préfet du Nord, lors de la grève des mineurs : « Châtiez. Faites que tout cela finisse absolument […] Dispersez les bandes par de la cavalerie appuyée d’infanterie. Faites saisir les mutins et livrez-les à la Justice ». Mais on sait que la réouverture des pompes à essence, en juin 1968, a sonné le glas de la mobilisation générale.
Le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, exige l’abandon pur et simple de la loi Travail. Dans le cas contraire, il se dit déterminé à aller « jusqu’au bout », ce bout restant indéfini. Syndicat contre Etat ? On voit aussi la logique qui préside à cette formulation. Traditionnellement, les syndicats prenaient toujours la main des plates-formes revendicatives, évaluant les rapports de force et envisageant les ripostes. Depuis la fin des années 1980, sont apparues d’autres formes de manifestations sociales, notamment des coordinations pouvant déclencher des grèves hors des organisations structurées. Sans compter les fédérations en désaccord avec les centrales syndicales nationales. Le vent debout syndical que l’on constate aujourd’hui, répondrait-il à la crainte de voir se multiplier des formes autonomes de Nuits debout ? Sans doute. Il faut tendre l’oreille et attendre la douce comptine de l’essence revenant dans les pompes. Ce qui ne saurait tarder. On saura alors si la contestation de la loi Travail est définitivement dirigée contre le gouvernement, la situation sociale et économique, la baisse du pouvoir d’achat ou si le réservoir des voitures à nouveau plein engloutira ce que des chercheurs avaient qualifié de « logique de l’honneur ». Cette dernière expression désignait la forme française de lutte sociale, issue de la longue série de conflits, historiquement instituée depuis le XIXe siècle, singulièrement plus radicale que la logique du « contrat » ou du « consensus » en vigueur dans des pays comme l’Allemagne, la Suède ou les Pays-bas. Il est peu probable que la politique venant mordre sur le terrain strictement syndical, les réponses soient clairement formulées à un an des élections présidentielles françaises.
Télérama 26/05/2016