TiSA, cet accord commercial dont on ne parle pas

Discuté par cinquante pays, c’est en grand secret que se négocie l’accord sur la libéralisation du commerce de services. Un traité qui pourrait être conclu d’ici à la fin de l’année.

Vous avez aimé le TTIP, vous allez adorer le TiSA ! Si le premier, négocié entre les Etats-Unis et l’Union européenne, est sous le feu des critiques depuis de longs mois, on parle moins du second, discuté par une cinquantaine de pays, et dont l’objet est la libéralisation du commerce des services. Et pourtant… Ce traité touche bien des aspects de notre vie quotidienne et pourrait être entériné beaucoup plus vite qu’on ne le pense. Ses négociations, en tout cas, sont nettement plus avancées que celles du TTIP. La semaine dernière s’est tenue, à Genève, la dix-huitième session de discussions sur le TiSA. Mercredi 1er juin, à Paris, en marge du forum de l’OCDE, une réunion secrète des ministres du Commerce a évoqué le sujet. Ils ont confirmé vouloir conclure ce traité d’ici à la fin de l’année. Que recèle au juste ce nouvel accord multilatéral ? Que faut-il craindre ou espérer ? Décryptage en 10 questions.

Qu’est-ce que le TiSA ?

C’est l’acronyme anglais de « Trade in Services Agreement ». En français, cela donne ACS pour Accord sur le commerce des services. Les négociations ont été lancées en avril 2013 à l’initiative des Etats-Unis et de l’Australie. L’objectif : lever au maximum les obstacles qui empêchent les entreprises d’un pays de fournir leurs services dans un autre pays. Le sujet devait être réglé au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dans le cadre du cycle de Doha dès 2001. Mais le cycle étant dans l’impasse depuis quinze ans, cinquante pays, se qualifiant eux-mêmes de « meilleurs amis des services », ont donc décidé d’aller de l’avant et de contourner l’OMC, en espérant que leur accord plurilatéral s’imposera au monde par la suite.

Que représentent les services ?

C’est un marché mondial de 44.000 milliards de dollars, selon le département du Commerce américain. Les services représentent plus des trois quarts du produit intérieur brut (PIB) des pays développés (75 % aux Etats-Unis et 78 % dans l’Union européenne). Mais, au plan du commerce international, les exportations de services sont bien moins élevées que celles des marchandises (près de 5.000 milliards de dollars contre 18.500 milliards). L’Union européenne, avec 985 milliards de dollars, est le premier exportateur devant les Etats-Unis (688 milliards) et la Chine (232 milliards).

Quels pays négocient ?

Depuis le retrait de l’Uruguay et du Paraguay, il reste 22 pays, auxquels se rajoutent les 28 de l’Union européenne (qui compte pour un dans les négociations). Il s’agit de l’Australie, du Canada, du Chili, de Taïwan, de la Colombie, du Costa Rica, de Hong Kong, de l’Islande, d’Israël, du Japon, du Liechtenstein, de Maurice, du Mexique, de la Nouvelle-Zélande, de la Norvège, du Pakistan, du Panama, du Pérou, de la Corée du Sud, de la Suisse, de la Turquie et des Etats-Unis. Ces 23 acteurs totalisent, à eux seuls, 70 % du commerce mondial des services.

Quels sont les services concernés ?

Seuls les droits de trafic aérien et les services du ressort exclusif de l’Etat (justice, police et défense) sont exclus de la négociation. Sinon, tout est sur la table : services financiers, commerce de détail, transport maritime et routier, conseils, approvisionnement en énergie, santé, éducation, gestion de l’eau, télécommunications… Mais il y aura de nombreuses exceptions. Bruxelles a d’ores et déjà indiqué qu’elle n’ouvrira pas son marché des films, radios et autres services audiovisuels et culturels aux fournisseurs de pays tiers. Comme le souligne un bon connaisseur du dossier : « Nous avons une liste négative globale de plus de 100 secteurs fermés », selon les demandes expresses des 28 capitales. Mais, face à ce vaste projet de libéralisation, organisations de consommateurs, syndicats et ONG dénoncent les risques sur les normes sociales et environnementales, sur les monopoles publics et, plus généralement, sur l’avenir des services publics.

Les négociations sont-elles secrètes ?

Plus que pour le TTIP. Il est quasiment impossible pour les citoyens de consulter les documents de négociation. Seules les fuites de textes classifiés par WikiLeaks peuvent donner une idée de ce qui se passe réellement. Sous la pression des parlementaires européens, la Commission européenne n’a publié son mandat de négociation qu’en mars 2015. Bruxelles assure que les documents de négociation sont transmis aux 28 ministres du Commerce, ainsi qu’au Parlement européen.

En revanche, les parlementaires nationaux ne peuvent pas les consulter. Les Etats-Unis veulent garantir la confidentialité des informations qui doivent être réservées aux responsables gouvernementaux ou aux personnes ayant à en connaître la teneur.

Où en sont les négociations ?

Elles avanceraient vite et l’accord, selon certains, pourrait être bouclé d’ici à la fin de l’année. Un calendrier précis prévoit déjà des sessions de négociation en juillet, en septembre, en novembre et « peut-être en décembre si cela est nécessaire », affirme un proche du dossier.

« Chacun des pays a déjà déposé son offre d’ouverture de ses marchés. Chacun fera une nouvelle offre révisée à l’automne a priori », poursuit-il. Cependant, à ce stade, aucun accord n’est envisageable. Ni les Etats-Unis ni l’Union européenne ne le signeraient. Les positions sont encore trop éloignées.

Les services publics sont-ils vraiment menacés de disparition ?

Non. Cecilia Malmström, la commissaire européenne au Commerce, le répète à l’envi, tout comme son homologue américain, Michael Froman. Mais le diable se cache dans les détails et le mode de négociation adopté pour TiSA peut prêter à confusion. Contrairement à l’usage de l’OMC, qui privilégie une liste positive des services couverts par un accord, il a été retenu pour TiSA une approche hybride. En ce qui concerne l’accès aux marchés, une liste « positive » est bien prévue. En revanche, pour le traitement national, où un pays se doit d’accorder aux acteurs étrangers le même traitement qu’à ses propres entreprises, une liste « négative » recensant les secteurs fermés est à établir. A cela se rajoute la « clause de statu quo » (« standstill ») et la « clause à effet de cliquet » (« ratchet »). En clair : si un secteur est déclaré ouvert à la concurrence étrangère, aucun retour en arrière ne serait possible sauf s’il est spécifié explicitement dans une annexe que le pays se réserve le droit de le faire à l’avenir. Si un pays omet de dire qu’un secteur de ses marchés est fermé, il ne pourra plus changer de position après l’entrée en vigueur de l’accord. « La remunicipalisation de certains services ne serait réalisable dans le cadre de TiSA que si elle a lieu dans des secteurs explicitement exclus de l’accord », confirme l’ISP, fédération syndicale internationale des travailleurs du service public. Autre exemple, la renationalisation des chemins de fer britanniques serait impossible. Le droit à l’erreur n’est donc pas permis. Cecilia Malmström jure que « l’Union européenne n’a jamais ouvert à la concurrence les services de distribution d’eau, les services d’éducation et de santé qui ne sont pas déjà privatisés dans certains Etats membres ». Pour elle, TiSA n’empêchera pas la renationalisation d’une entreprise, à condition qu’elle ne soit pas discriminatoire.

Internet est-il un danger ?

Washington veut bannir toute restriction à l’accès aux données des flux transfrontaliers et interdire toute obligation de localisation dans le pays des fournisseurs de services numériques. L’absence de tout ancrage local pose problème. Sanya Reid Smith, conseiller juridique de Third World Report, relève le cas emblématique de l’affaire Icesave en Islande. L’entité bancaire britannique s’y était développée grâce à Internet sans avoir créé de filiale. Sa faillite en 2008 avait donné lieu à un bel imbroglio juridique et diplomatique entre la Grande-Bretagne et l’Islande. Sans compter la ruine des clients, démunis pour réclamer devant une juridiction la réparation de leurs préjudices. Que se passera-t-il à l’avenir si une assurance suisse ou américaine, sans aucune filiale dans le pays, vend des contrats au Pakistan et que, à la suite d’un désastre – un tremblement de terre par exemple -, elle ne veut ou ne peut payer ? « Cette absence de présence locale pourrait avoir de lourdes implications pour les lois sociales, mais aussi pour toutes les régulations gouvernementales », souligne-t-elle.

L’absence d’ancrage local grâce à Internet soulève aussi la question du développement. Les pays émergents et en développement désireux de rejoindre TiSA devraient renoncer à toute législation imposant une implantation locale, liant les contrats à des emplois locaux, à des transferts de technologies, à des efforts de recherche et développement sur place, à l’utilisation de produits industriels nationaux. En clair, ils se verraient refuser la possibilité, utilisée par le passé par les pays développés et notamment par les Etats-Unis, de protéger leurs industries locales, pour leur donner le temps de se développer à l’abri d’une concurrence mondiale.

La France a-t-elle quelque chose à y gagner ?

Avec 12,6 millions d’emplois, le secteur des services marchands est le premier employeur en France, comptant pour 48 % de l’emploi total. Pour le ministère des Affaires étrangères, la France était le cinquième exportateur mondial de services en 2013 avec 4,7 % de part de marché. L’excédent commercial s’est élevé à 36,2 milliards d’euros. La France dispose d’atouts dans les télécommunications, la logistique, le transport, les services financiers et la distribution, notamment. TiSA est une opportunité d’accéder à de nouveaux marchés (Australie, Hong Kong, Nouvelle-Zélande, Taïwan, Turquie, Mexique, Chili…).

Quel est le poids de la Chine ?

Troisième exportateur mondial, la Chine avait manifesté son intérêt d’intégrer TiSA avec l’appui de l’Union européenne. Une lettre de l’ambassadeur de la Chine à l’OMC avait été envoyée en ce sens au début des négociations. « Depuis, c’est silence radio et aucun ministre chinois ne s’est manifesté », indique un proche des négociations. Les Etats-Unis bloquent. Il est peu probable à court terme que la Chine s’investisse. D’autant que, à l’initiative de Washington, un nouveau chapitre relatif aux entreprises d’Etat a été intégré aux discussions pour se prémunir d’un éventuel revirement d’intérêt de la Chine.

Les Echos 06/06/2016