Ils se sont retrouvés ce soir-là, bien décidés à en découdre. A la manière des avocats et de leurs fameux concours d’éloquence. Dans la salle d’un restaurant parisien, une trentaine d’économistes et deux politiques de bords opposés – dont il nous faut, hélas, taire le nom – débattent des jeunes et de leur situation. Tous ces universitaires ont participé à la rédaction d’un gros livre passionnant, fruit du travail collectif de la chaire « Transitions démographiques et transitions économiques », fondée par Jean-Hervé Lorenzi.
Quatre questions, quatre « matchs » d’arguments : y-a-t-il aujourd’hui en France des générations sacrifiés ? Faut-il mettre en place des politiques spécifiques pour la jeunesse ? Comment pacifier les relations entre les actifs et les jeunes ? Et enfin, à quelles conditions chacun pourrait avoir dans la vie une seconde chance ?
« Des sacrifiés »
Le premier débat enflamme d’emblée l’assistance : « Trois fois, non !, tonne en ouverture Hippolyte d’Albis, il n’y pas dans notre pays de générations sacrifiées ! » Et à l’appui de sa thèse, ce jeune économiste assène trois arguments :
1. Les jeunes arrivent dans un monde qui est aujourd’hui beaucoup plus riches que celui de leur aînés.
2. L’espérance de vie n’a jamais été aussi élevée et ces nouvelles générations vont en profiter comme aucune autre avant elles.
3. L’accès à l’éducation n’a jamais été aussi ouvert qu’aujourd’hui, les barrières d’autrefois ont sauté. Non, conclut d’Albis, il n’y a pas de guerre de « générations » et il est faux d’asséner que les « babyboomers » ont capté la manne des transferts publics à leur avantage.
C’est l’un des politiques, classé à droite, qui lui donne la réplique : il pointe « l’égoïsme et l’individualiste des générations de l’après-guerre », qui ont légué une montagne de problèmes, de déficits et de dettes que les jeunes devront assumer dans la pire des situations : des retraites futures beaucoup plus faibles, doublement mitées par des trous de carrières et une entrée dans la vie active étirée et précaire, à des années lumières de ce qu’ont connu leurs aînés…
Chacun compte les points, mais c’est un troisième économiste qui met tout le monde d’accord : « S’il n’y a pas de générations sacrifiées, alors il y a bien DES sacrifiés », tranche El Mouhoub Mouhoud, en évoquant notamment le sort de jeunes issus de milieux modestes, nés dans des villes ou des quartiers plus fragiles : « Ces jeunes sont coincés dans ces territoires, sans aucun espoir de mobilité ni géographique ni sociale. Leur sort sera, sauf miracle, celui de la précarité. » Il y a deux millions de jeunes, désormais bien identifiés dans les statistiques, sortis du système scolaire, et aujourd’hui sans formation ni emploi.
« Des droits progressifs »
Au fil de la soirée, et au-delà des divergences, c’est la conviction partagée et même le « combat » revendiqué de ces chercheurs qui apparaît dans toutes ses dimensions. Quelque chose s’est bel et bien cassé : le vieux contrat, usé jusqu’à la corde, qui a uni les générations depuis la seconde guerre est devenu « obsolète ». La France vit le plus grand défi démographique de son histoire.
Quand la croissance permettait hier, mécaniquement, de lier les générations entre elles, la question de l’âge ou du diplôme importait peu. « Avoir de meilleures perspectives d’avenir que ses parents suffisait pour engendrer une adhésion spontanée à l’Etat-providence, écrit Hélène Xuan. La promesse de conditions meilleures que celles vécues par leurs parents n’a plus de prise sur les jeunes, le travail n’offrant plus les mêmes garanties en termes de protection sociale ou simplement de niveau de vie. »
Une cascade de mutations, combinées entre elles, change la perspective : celles du travail, de l’allongement de la durée de la vie, des aspirations des jeunes générations, du rapport aux risques, des solidarités, de l’Etat-providence… Les auteurs lancent un avertissement à tous les candidats à la magistrature suprême : toute mesure de politique économique doit désormais être pensée et mise en œuvre à travers le prisme de l’intergénérationnel. « Comment imaginer dans une société vieillissante que le financement du système de retraite, de la dépendance et de la protection sociale puisse être assuré sans prendre en compte l’intérêt des jeunes générations ? », se demande Jean-Hervé Lorenzi.
Ce nouveau contrat social passe par un « deal » de transition entre les deux générations pivots : les jeunes adultes (18-25 ans) et les jeunes seniors (50-57 ans) pourraient contracter de nouveaux droits et devoirs pour répondre à l’urgence que constitue leur intégration pleine et entière au marché de l’emploi. « L’équité dynamique, expliquent ces chercheurs, passe par un contrat de travail unique, pour tous, et avec des droits progressifs. »
Ce ne serait pas le moindre mérite de l’élection présidentielle à venir si elle permettait de préparer cette nouvelle alliance. C’est un ministre du gouvernement qui a eu le dernier mot : « N’oubliez pas que l’immense majorité de mes électeurs a plus de 50 ans… » Les économistes ont hésité entre le rire et la consternation.
« Choc démographique et rebond économique », par la chaire « Transitions démographiques et transitions économiques », sous la direction de Jean-Hervé Lorenzi, édition Descartes & Cie, 394 pages, 22 euros.
Le Monde 09/06/2016