Impossible de dissocier le débat sur la sélection à l’université de la massification de l’enseignement supérieur en France. Au début, pourtant, la question ne se pose pas en ces termes. Car, au cours du XIXe siècle, le nombre de jeunes décrochant le sésame des études supérieures restera modeste : moins de 10 000 par an.
Après la défaite de Sedan, en 1870, le pays fait le pari du savoir et du progrès scientifique. L’instruction sera la grande affaire de la IIIe République. En 1896, les universités, interdites pendant la Révolution française, renaissent de leurs cendres. Mais, en 1900, le nombre d’étudiants n’est encore que de 30 000 jeunes. Compte tenu du faible nombre de bacheliers, et de leur extraction bourgeoise, la sélection n’a aucun sens.
Il faut attendre les années 1960 pour que les choses bougent. « Le développement du supérieur fait partie des priorités du général de Gaulle », rappelle l’historien Claude Lelièvre. En 1959, Jean Berthoin, ministre injustement oublié, rend l’enseignement obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans, contre 14 auparavant. Les collèges, qu’il crée, connaissent vite une véritable explosion. Les enfants du baby-boom débarquent dans le secondaire, puis à l’université. En 1968, 170 000 lycéens deviennent bacheliers, soit 20 % d’une génération. Cette année-là, les universités accueilleront 500 000 étudiants.
La réussite du plus grand nombre
La progression est alors très forte, de l’ordre de 15 % par an. Et le bac change de nature. Il n’est plus tant le sésame de l’université que l’examen validant les études secondaires. Le public se démocratise peu à peu. Les défenseurs de la sélection considèrent que c’est à ce moment-là qu’il eût fallu l’instaurer. « Elle serait entrée dans les mœurs », estime Antoine Compagnon, professeur au Collège de France.
Le général de Gaulle le souhaite, pourtant. En 1967, il demande à son ministre de l’éducation nationale, Alain Peyrefitte, de mettre en œuvre une sélection non malthusienne. Il s’agit de mieux répartir les bacheliers pour favoriser la réussite du plus grand nombre dans l’enseignement supérieur. Les deux hommes sont préoccupés de constater que de nombreux étudiants français échouent à l’université. Claude Lelièvre rapporte ce propos du ministre : « Tout se passe comme si l’université organisait un naufrage pour repérer les nageurs qui échappent à la noyade. »
Les événements de Mai 68 empêcheront le gouvernement d’aller plus loin. Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981), quant à lui, est franchement opposé à la sélection. Mais déjà une deuxième vague de massification de l’université s’annonce : en 1985, le gouvernement socialiste fixe l’objectif de porter 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat. Le bac professionnel est créé. La proportion de bacheliers double en dix ans pour passer de 30 à 63 % en 1995 ; le nombre d’étudiants passera de 1 à 1,5 million.
En 1986, quand la droite revient au pouvoir, le gouvernement de Jacques Chirac prépare un projet de loi visant à instaurer la sélection à l’université. Conséquence : pendant tout le mois de novembre, étudiants et lycéens se mobilisent contre le projet porté par le ministre délégué à l’enseignement supérieur, Alain Devaquet. La mort, dans la nuit du 5 au 6 décembre, d’un manifestant, Malik Oussekine, a donné à cette réforme une dimension tragique. Aucun gouvernement n’a, depuis, osé affronter de nouveau cette épineuse question.
Le Monde 09/06/2016