Comment l’Allemagne a-t-elle imposé son Agenda 2010 ?

 

Engagé en 2003, un train de réformes a relancé l’économie allemande malgré une forte contestation sociale.

Correspondant à Berlin

Gerhard Schröder n’a jamais été son modèle préféré. Du temps où il était premier secrétaire du PS, François Hollande se montrait plutôt réservé face la «troisième voie» incarnée par le chancelier allemand et le premier ministre britannique Tony Blair. Élu, le président a changé de ton dans l’espoir d’associer son nom au même esprit de modernisation. «Êtes-vous le Gerhard Schröder français?», lui a demandé un journaliste d’Europe 1 le mois dernier, en pleine contestation sociale contre la loi travail. «Je n’essaie pas de me comparer», a esquivé le chef de l’État avant d’ajouter aussitôt: «Je préfère qu’on garde de moi l’image d’un président qui a fait des réformes, même impopulaires.» Présenté en 2003, l’Agenda 2010 est demeuré à ce titre un symbole: celui de la volonté d’agir. Ce programme de réformes a profondément transformé le paysage social allemand. Mais Gerhard Schröder n’a pas imposé ses changements sans difficultés.

•Comment Gerhard Schröder a-t-il lancé son programme de réformes?

Quatre ans après sa première victoire électorale en 1998, Gerhard Schröder présente un maigre bilan aux électeurs allemands. À la fin de l’année 2002, l’Allemagne, «l’homme malade de l’Europe», compte environ 4,5 millions de chômeurs alors que le chancelier SPD en avait promis 3,5 millions. La croissance est presque nulle. La limite du déficit autorisé est largement dépassée pour atteindre 3,6%. Il est impopulaire. Pourtant son sens politique, les maladresses de son concurrent et un événement inattendu, des inondations catastrophiques durant l’été, lui permettent d’être réélu en septembre. Surnommé le «militant des patrons», Gerhard Schröder n’a pas mené campagne sur l’Agenda 2010. Mais il ne cache pas qu’il veut conduire une politique favorable aux entreprises plutôt qu’à l’électorat traditionnel social-démocrate. Il sait que les esprits sont prêts. «Depuis le milieu des années 1990, les Allemands sont convaincus que le système est bloqué. On leur répète que le système social coûte trop cher et que bientôt il ne sera plus possible de le financer», raconte Gero Neugebauer, professeur de sciences politiques à l’Université libre de Berlin. Méfiant, Schröder n’a toutefois pas confié au SPD le soin de mener les réflexions préparatoires. Une commission a été mise en place en février 2002. Composée d’élus, de patrons et de syndicalistes, elle est présidée par Peter Hartz, ancien DRH de Volkswagen. Mais les premières séries de réformes, présentées en décembre 2002, ne sont pas suffisantes pour le chancelier. Le 14 mars 2003, il soumet au Bundestag son Agenda 2010 . «Aujourd’hui, nous exigeons des sacrifices de la société», lance-t-il dans un discours vérité. «Il faut réduire les prestations de l’État, exiger plus de responsabilité individuelle.» Pour faciliter la réforme, il décide de s’affranchir pour deux ans des critères de Maastricht.

•En quoi consistaient les réformes Hartz?

«L’Agenda 2010 est un programme bien plus large que la loi travail en France »

Markus Kurth,le député des Verts

«L’Agenda 2010 est un programme bien plus large que la loi travail en France», explique le député des Verts Markus Kurth, l’un des rares, à l’époque, à avoir fait entendre des critiques. Les réformes de Gerhard Schröder sont présentées sous forme de quatre paquets touchant tous les sujets, de la réforme fiscale à celle du système d’assurance-maladie jusqu’à – c’est le point principal – celle du marché du travail. Leur mise en œuvre est étalée de janvier 2003 à janvier 2005. Les premières ne suscitent pas de polémique: accompagnement des chômeurs, développement des dépenses de formation. D’autres sont bien acceptées, comme la baisse des cotisations sociales. D’autres font débat comme les mesures Hartz II qui élargissent le champ des «mini-jobs» payés quelques euros de l’heure, sans cotisations sociales (et donc sans droits maladie). Le système d’assurance-chômage se durcit considérablement. Pour y avoir droit, il faut désormais avoir cotisé douze mois durant les deux années précédentes et non plus durant les trois dernières. La durée d’indemnisation est réduite de 26 à 12 mois pour les moins de 55 ans (et de 32 à 18 mois pour les plus de 55 ans). Le paquet Hartz IV, adopté en décembre 2003, est le plus contesté de tous: il réforme l’assistance sociale versée aux chômeurs en fin de droits. Alors que ceux-ci percevaient une allocation proportionnelle à leur ancien salaire, le gouvernement introduit une prestation forfaitaire (couplée éventuellement avec une prise en charge d’un logement). Pour la toucher, les chômeurs doivent avoir épuisé leur fortune personnelle et ils doivent s’engager sur un contrat d’insertion. Mais c’est une autre mesure qui hérisse au sein de la majorité: la redéfinition d’un «emploi raisonnable». Désormais le chômeur doit se justifier lorsqu’il refuse un poste proposé par l’Agence pour l’emploi. La distance ou une moindre rémunération ne sont plus considérées comme des arguments. S’il n’accepte pas, son indemnisation est diminuée voire suspendue. «Cela signifie que les chômeurs doivent désormais accepter à n’importe quel prix. Je ne pouvais pas être d’accord», raconte Markus Kurth, spécialiste des questions sociales.

•Comment les partis politiques ont-ils réagi?

Bien qu’il soit impopulaire dans l’opinion et soutenu par une courte majorité SPD-Verts de 306 députés sur 603, l’autorité de Gerhard Schröder n’est pas remise en cause. Il tient le SPD d’une main de fer. Au Bundestag, il règne une ambiance de plomb. «Les députés n’étaient pas enthousiastes mais pragmatiques. Au sein de la coalition, personne ne voulait menacer le gouvernement, poursuit Markus Kurth. Chacun avait peur de nouvelles élections et d’un retour des conservateurs.» Seulement 12 députés décident finalement de s’opposer à l’un des articles du texte, la définition de «l’emploi raisonnable», lors du vote final du 19 décembre 2003. Théoriquement, Gerhard Schröder s’est trouvé minoritaire un instant. Un camouflet en Allemagne. En réalité, il ne craignait rien puisque l’opposition, menée par Angela Merkel, avait décidé d’approuver l’Agenda 2010. La présidente de la CDU a toutefois pu monnayer chèrement son soutien puisque le vote des conservateurs détenant la majorité au Bundesrat était indispensable pour certaines réformes concernant les Länder. Elle obtient un assouplissement des conditions de licenciement dans les petites entreprises et une réduction de dépenses, dans le cadre de la réforme fiscale. Après sa victoire en 2005, Angela Merkel remerciera Gerhard Schröder pour les réformes qu’il avait engagées. Elle en prolonge l’esprit, notamment en reportant l’âge de départ à la retraite à 67 ans. Son prédécesseur le souhaitait, mais il s’était contenté d’augmenter les cotisations ou d’inciter les retraités à souscrire à un système par capitalisation.

•Quelles ont été les réactions syndicales?

«Les centrales ont cru qu’elles pouvaient faire confiance au SPD»

Markus Kurth

L’Agenda 2010 reçoit immédiatement un accueil négatif dans l’opinion. Mais parce qu’ils ont été associés aux travaux de la commission Hartz, les syndicats réagissent d’abord prudemment. «Nous sommes prêts au dialogue», explique au printemps 2003 le président du DGB Michael Sommer. «Les centrales ont cru qu’elles pouvaient faire confiance au SPD», raconte Markus Kurth. Repliés sur eux-mêmes, les syndicats sont par ailleurs divisés. Dans les branches les plus favorisées, il n’est ainsi pas question de négocier un salaire minimum pour atténuer l’impact des réformes pour les chômeurs. Les premières contestations naissent dans l’ex-Allemagne de l’Est au sein des associations de chômeurs peu organisées. Au fur et à mesure que les projets se précisent, les syndicats entrent dans la danse. Mais il est trop tard. «À ce moment-là, ils se trouvent dans une position de faiblesse», explique Gero Neugebauer. À trop ou mal négocier, ils ont perdu leur capacité à créer un rapport de forces. La première grande manifestation contre «le démantèlement du système social», réunissant environ 100.000 personnes à Berlin intervient le 1er novembre. Après le vote de décembre, la contestation se poursuit. Au printemps 2004, 250.000 personnes défilent dans la capitale pour dénoncer les lois Hartz IV, qui doivent entrer en vigueur l’année suivante. À l’Est, un nouveau mouvement se crée. Reprenant l’héritage des «manifestations du lundi» des opposants à la RDA, l’extrême gauche appelle à protester, chaque semaine, contre la «casse sociale». Lancées à Leipzig, en avril, les «Montagsdemonstrationen» se répandent. À la fin de l’été, 200 villes sont concernées. Mais faute d’organisation, elles s’essoufflent et au mois d’octobre seulement 45.000 personnes se rassemblent à Berlin. Les syndicats modèrent leurs critiques. Un an après l’adoption des lois Hartz IV, Verdi, le grand syndicat des services, invite ses membres à «mieux prendre en compte les différents aspects» de la loi, y compris ceux «qui apportent des améliorations».

•Quel est le bilan des réformes?

Treize ans plus tard, l’Allemagne n’en finit pas de faire le bilan de l’Agenda 2010. Sur le plan économique, les réformes ont redonné au pays sa compétitivité et sa réactivité. La plus grande flexibilité du marché du travail a permis à l’Allemagne de mieux surmonter la crise de 2009. Aujourd’hui, le chômage a été divisé par deux et la croissance est revenue. Mais le rebond s’est aussi appuyé sur la structure du tissu industriel allemand. Sur le plan social, le bilan est contrasté puisque les lois Hartz ont contribué au développement de la précarité. Alors que le taux de pauvreté des chômeurs était de 41% en 2004, il est passé à 69% en 2014. Le taux de travailleurs pauvres a augmenté sur la même période pour atteindre 3 millions de personnes. L’introduction d’un salaire minimum en 2015 est censée corriger les effets négatifs de l’Agenda 2010. Politiquement, le SPD a lui aussi payé un prix élevé puisqu’il a perdu près de 10 millions d’électeurs et une partie de ses membres, qui a choisi la scission en 2005.

Le Figaro 13/06/2016