Deux philosophes joignent leurs forces pour penser les émotions robotiques. Cette irruption annoncée des androïdes dans notre monde social est encore trop peu étudiée.
Absents de Paris pour une durée indéterminée, nous n’avons pas pu les rencontrer. Lui, Paul Dumouchel, est professeur de philosophie à l’université Ritsumeikan de Kyoto, au Japon. Elle, Luisa Damiano, est professeur de logique et de philosophie à l’université de Messine, en Sicile. Ils sont les auteurs de Vivre avec les robots, un livre d’exploration philosophique du concept paradoxal « d’empathie artificielle ». Luisa Damiano était il y a dix ans l’assistante de Dumouchel au Japon. C’est là-bas qu’ils se sont intéressés aux androïdes. Quand on parle de robotique, le Japon arrive vite dans la conversation. Pourquoi les Nippons ont-ils une telle facilité avec ces automates ? La première raison, c’est Luisa Damiano qui nous la donne, en français, par téléphone : « Les Japonais ne tracent pas les mêmes lignes de démarcation entre le vivant et le non-vivant. Ils admettent même dans le cercle du vivant certains objets, auxquels ils accordent des rituels de fin de vie. » Cela expliquerait sans doute une liaison plus spontanée avec les robots, qui sont déjà des personnages récurrents de leurs mangas et dessins animés. Dumouchel ajoute une autre raison : « Durant la période Edo, alors que le Japon était fermé aux influences extérieures et s’opposait au développement technologique, le seul domaine technique dont l’évolution était encouragée était celui des automates, poupées utilisées dans les spectacles de théâtre. » Mais il y a une troisième raison, plus prosaïque : la population japonaise vieillit trop vite. Qui pourra s’occuper des personnes âgées, sinon ces nouveaux « agents sociaux », qui accompliront des tâches utiles et apporteront aussi un réconfort amical et ludique à leurs maîtres humains ?
Le Japon s’est donc passionné pour les robots bien avant que les économistes prédisent la robotisation massive du monde. En janvier dernier, le Forum économique de Davos en a fait son grand thème, autour du débat sur l’avènement imminent ou non d’une « quatrième révolution industrielle ». Si la robotisation des tâches routinières est désormais un fait amené à détruire massivement des emplois, on considère en général que les petits boulots d’aide à la personne sont protégés parce qu’ils supposent une empathie dont les robots sont réputés incapables. Lire le livre de Dumouchel et Damiano détruit cette certitude. Les auteurs nous exposent dans le détail des recherches sur le robot humanoïde. Ils décrivent les états de service d’un certain nombre d’entre eux. Il y a Kaspar, conçu pour faciliter la communication avec les enfants autistes. De la taille d’un enfant, il exprime quelques émotions simples. Il arrive à se faire comprendre. Il se laisse malmener sans broncher, répond sans s’énerver à leurs questions répétitives. Un autre robot, Paro, exerce ses talents dans les maisons de retraite, sous la forme d’un bébé phoque. Cet animal de compagnie améliore « la santé mentale et physique des personnes âgées ». Bien sûr, on mesure avec ces tentatives encore rudimentaires le gouffre qui nous sépare des mondes créés par l’imagination débridée des auteurs de science-fiction. Nous sommes encore très loin du moment où, comme dans le film Blade Runner, un androïde spationaute joué par Rutger Hauer se confie à l’heure de sa mise hors-service : « J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire. De grands navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion. J’ai vu des rayons fabuleux, des rayons C, briller dans l’ombre de la porte de Tannhäuser. Tous ces moments se perdront dans l’oubli comme les larmes dans la pluie. Il est temps de mourir. » Pour le moment nous sommes toujours dans la « vallée de l’étrange », une formule inventée par le roboticien japonais Masahiro Mori qui montre que plus les robots ressembleront aux humains, plus nous trouverons facile et confortable d’interagir avec eux. Mais jusqu’à un certain degré de ressemblance seulement. Au-delà, la ressemblance apparaîtra étrange tant qu’ils resteront insuffisamment réactifs. Jusqu’au jour où ils deviendront indiscernables des humains. On sortira alors de cette zone de l’étrange qui nous donnait jusque-là le sentiment désagréable d’être en présence d’une machine à visage humain.
La littérature et le cinéma sont saturés de ce rêve obsédant d’une humanité qui s’est métissée avec les machines intelligentes. Elle est en général exterminée par les robots (Terminator, Matrix). C’est « le grand remplacement », opéré par les multinationales et non par les fils d’Allah. La disruption, mot à la mode, surgirait-elle de là ? Duponchel et Damiano le suggèrent, mais ils proposent un scénario plus pacifique. Le robot peut aussi devenir un être ancillaire attachant. Un esclave qui sait rester à sa place – car c’est justement ce qu’on lui demande. « Vivre en relation étroite avec un objet technique semi-autonome aide à la croissance. Vivre avec les robots peut aussi être l’occasion d’un avenir meilleur, non seulement plus riche, mais plus humain », écrivent les auteurs.
Or, pour programmer un robot social, capable d’interactions pertinentes, les chercheurs doivent modéliser les émotions humaines. « Ce qui se produit actuellement avec les robots empathiques est une extraordinaire expérimentation scientifique (grandeur nature, comme on dit) qui nous permet de mieux connaître ce qu’il en est de nos émotions et, partant, ce qu’est un robot », nous écrit Dumouchel par mail. À lire ce livre nous comprenons que les phénomènes mimétiques qui définissent l’humain sont le plus souvent des mécanismes, où les intentions jouent un rôle subordonné.
Que sont nos émotions, sinon une anticipation, une attente ? de la réaction d’autrui, ou de la situation critique d’un environnement donné ? En décryptant la nature mimétique de l’émotion, les éthologues et les cognitivistes qu’étudient les auteurs de ce livre nous redémontrent ce que la philosophie grecque a toujours postulé : l’homme est un animal social. Notre moi n’est pas sui generis, il n’est pas un isolat. Son intériorité n’est pas première, mais seconde. Il est d’abord relié aux autres et entièrement construit par un environnement qui lui suggère sa conduite. Il est la résultante plus ou moins stable d’un ensemble d’interactions humaines et contextuelles. Les auteurs en déduisent qu’il y a une variété d’intelligences possibles : animales, humaines, et robotiques. Ils analysent notamment les dernières recherches qui se sont concentrées sur les intelligences artificielles dotées d’un corps : « Produire un robot humain, c’est un concept limite, mais produire un robot capable d’interagir sur le long terme, c’est possible », conclut Luisa Damiano.
Le Figaro 16/06/2016