Grands corps malades

Des têtes bien pleines et bien faites sortent de nos grandes écoles. Mais ce sont toutes les mêmes. Le lissage par l’hypersélectivité de l’enseignement supérieur français ne favorise ni la créativité ni l’ouverture. Deux atouts pourtant essentiels dans la compétition économique mondiale.

Il aura fallu batailler ferme, y compris pour trouver des heures et des salles de cours. Mais depuis cette année, le MIE, management de l’innovation et entrepreneuriat, jusqu’alors classé dans les sciences sociales, devient un département à part entière de l’Ecole polytechnique, au même titre que les maths, la physique ou la mécanique. « Il s’agit d’un affichage institutionnel, pas encore d’un profil académique et peu d’étudiants choisissent cette filière, mais pour être féconde, l’innovation doit s’organiser en milieu un peu hostile », plaisante à peine Bruno Martinaud, qui enseigne à l’X et oeuvre depuis des années pour la reconnaissance de ces formations. « Nous ne cédons pas à une mode, nous avons toujours eu un côté très entreprenant, autour d’une vision de création de valeur », dit son directeur, Jacques Biot.

Préparer les élites à des métiers qui n’existent pas encore, agréger compétences techniques et nouvelles visions de l’entreprise, repenser les organisations pour innover au sein de grands groupes ou de start-up, donner l’occasion aux étudiants de fabriquer des prototypes et de les tester sur un marché pendant leur scolarité… Ces défis bousculent les grandes écoles françaises souvent critiquées pour leur élitisme, campées sur leurs lauriers, dans un monde mouvant et ouvert. « La compétition est telle que l’on ne peut pas se permettre de rater le coche : en 2000, personne ne comprenait vraiment les ressorts de la nouvelle économie, comment des entreprises si jeunes parvenaient à lever des fonds sans gagner d’argent…, explique Emmanuel Métais, le directeur des masters de l’Edhec. Les cycles sont longs à mettre en place alors que les changements économiques sont extrêmement rapides. » L’évolution paraît logique pour les « business schools » et les écoles d’ingénieurs. Mais même à l’Ena, la directrice, Nathalie Loiseau, réfléchit à faire de cette « école de management public », l’un des pilier de la modernisation de l’Etat. Les débuts sont timides, mais les futurs hauts fonctionnaires, comme les autres, sont priés d’apprendre à innover, à travailler de façon collaborative en s’initiant au « nudge » (comment inciter un comportement) et au « design de services » pour mieux prendre en compte les besoins des usagers et des agents des administrations. Une partie de la promotion Orwell a ainsi migré quelques jours à l’école 42 pour découvrir le code et travaillé sur la mise en place du compte personnel d’activité au cours d’un hackathon.

Les pionniers de l’économie collaborative et digitale, les start-up liées au traitement de la « Data » ont déjà plus de dix ans et leurs dirigeants n’ont pas tous été formés à ces disciplines à HEC ni dans les écoles ou universités scientifiques du plateau de Saclay. Ces institutions ont beau créer des incubateurs et développer tous azimuts des masters associant souvent innovation et entrepreneuriat, elles semblent avoir un train de retard, lié à l’organisation du système français. « Nos écoles sont avant tout des machines à sélectionner, d’efficaces cabinets de recrutement pour les entreprises du CAC 40, mais elles ne sont pas les plates-formes de développement scientifique et technologique au coeur de l’économie et de l’innovation qu’elles pourraient être et qu’elles devraient être », écrivait déjà Pierre Veltz en 2008 dans son ouvrage « Faut-il sauver les grandes écoles ? »

Les qualités du « french engineer »

Pour ce chercheur lui-même issu du sérail, le système d’enseignement et de recherche français est bien adapté à une économie de rattrapage fournissant correctement des cadres moyens et supérieurs nécessaires à la mise en oeuvre et à l’optimisation de techniques éprouvées. Très mal en revanche à une économie d’innovation.

Pourtant, même si la France ne consacre que 1,5 % de son PIB à l’enseignement supérieur, contre 2,6 % aux Etats-Unis et dépense plus pour un lycéen que pour un étudiant de l’enseignement supérieur, ses ingénieurs n’ont pas à rougir de leur formation : leur aisance en maths constitue même un avantage considérable dans une période où la modélisation, la simulation et le traitement des données s’insinuent dans tous les processus de développement industriel. « Ce n’est pas un hasard si le « French engineer », espèce souvent déroutante au premier abord pour les étrangers, est très apprécié pour sa capacité à se mouvoir sans complexe dans les formalismes », poursuit Pierre Veltz. Conséquence : l’Ile-de-France se place en tête des demandes de brevets déposées par des régions européennes. Le pays dans son ensemble est 4e avec plus de 10.000 dépôts en 2015, dont la moitié a été accordée, un chiffre en hausse de 14,9 %. L’X, HEC et l’ENA figurent respectivement en 4e, 5e et 6place des fournisseurs de patrons des groupes aux chiffres d’affaires les plus importants au monde dressé par « Time Higher Education ».

Une voie toute tracée

Que demander de plus ? Une diversification de ces profils qui, si brillants soient-ils, se ressemblent par leurs origines sociales, leurs parcours et souvent leur expérience. Et d’autres voies, plus innovantes. Comment ? En modifiant l’hypersélectivité des grandes écoles, qui freinerait à la fois l’ouverture et la créativité. « Quelle que soit leur spécialité, à la sortie, les nouveaux diplômés des grandes écoles, d’ingénieurs, l’X, Centrale, les Mines… sont attendus par des recruteurs, la voie est tracée. Choisir de créer son entreprise, d’inventer, consiste à s’en éloigner et, pour la première fois de leur scolarité, à sortir des rails. Jusqu’à il y a peu, ce n’était pas forcément conseillé », explique Jean-François Galloüin, lui-même créateur d’entreprises et enseignant à Centrale. « Je me souviens d’avoir été rattrapé par des étudiants des Mines il y a quelques années, à la sortie d’un amphi où je donnais une conférence, confirme Loïc Dosseur, le directeur de l’incubateur Paris&Co. Ils n’avaient pas osé poser en public des questions sur la création d’entreprise. »

A peine 15 % des étudiants d’HEC s’engagent dans cette voie (contre 10 % il y a dix ans), vers des champs plus ou moins innovants, mais moins de 5 % des jeunes ingénieurs. Pourquoi en effet se lancer sur ce chemin périlleux lorsque la sélection assure un raccourci formidable vers les positions de pouvoir dans les grands groupes ou l’Etat ? Comment aimer le risque alors que, depuis l’école maternelle, l’échec est sanctionné par une orientation sans retour possible ? « A cinquante ans, en France, les cadres se sentent encore obligés de justifier leur position par leur diplôme, imaginez la terreur d’un jeune à l’idée de faire une erreur d’aiguillage à vingt ans », regrette Jean-Claude Delgenes, fondateur du conseil Technologia. Jean-Paul Faugère le président des jurys de l’ENA en 2015, n’a pas de mots assez durs pour fustiger le lissage et l’autocensure de candidats soucieux surtout de ne pas sortir du rang par l’affirmation d’une personnalité forte ou originale, des caractères pourtant recherchés pour diriger les entreprises ou le pays. « Difficile d’expliquer ce qu’est l’innovation et d’enseigner l’entrepreneuriat, poursuit Bruno Martinaud. Monter sa boîte, c’est faire du « quick and dirty », risquer de se tromper, mettre les mains dedans, ce à quoi ne préparent pas vraiment nos grandes écoles. »

Heureusement, les temps changent… La troisième édition du sondage Rêves de prépas réalisé par le NewGen Talent Centre de l’Edhec, auprès de 7.000 étudiants dans toute la France, met en lumière leurs nouvelles aspirations : 40 % se voient en free-lance ou entrepreneur, notions souvent confondues, contre 30 % en 2014. « Avec pour principale motivation de ne pas être un pion dans une grande organisation, de gérer son temps, de transformer une passion en activité professionnelle », explique Manuelle Malot, la directrice de cet observatoire. Salariés ou pas, 29 % envisagent de travailler dans de petites entreprises et entendent par là souvent des start-up, contre 15 % à peine il y a deux ans. La préférence pour les grands groupes a chuté de 50 % à 35 %. Toutefois, lorsqu’il s’agit de citer des noms, les vieux réflexes reviennent : les garçons s’imaginent chez Goldman Sachs et McKinsey, les filles préfèrent L’Oréal et LVMH. Google les fait tous rêver. Comme « petites boîtes » on fait mieux, mais l’innovation séduit.

Côté entreprise, certains DRH de grands groupes s’aperçoivent qu’ils ne recrutent plus toujours et plus aussi facilement les meilleurs. D’autres réclament des curriculum vitae contenant plus d’expériences, y compris ratées. Des expériences et pas de diplômes, ou plus exactement les retours d’expérience de ceux qui ont des diplômes ! « La plupart des écoles sentent ces mouvements, mais on navigue un peu dans le brouillard, tout comme les entreprises, poursuit Manuelle Malot. Sur l’innovation par exemple : 87 % des dirigeants veulent du digital et nous le disent, mais 13 % seulement sont capables de définir ce que cela recouvre précisément. Ils recherchent des candidats aux doubles compétences, des ingénieurs capables de devenir des managers. » Les réformes sont lentes. Et le regroupement des grandes écoles au sein de pôles ouvrant des passerelles se heurte aux volontés de chacune de conserver son prestige et de ne pas diluer son diplôme. Paris Sciences et Lettres (PSL) regroupe tout de même 22 établissements dont l’ENS, l’ESPCI, les Mines, Dauphine et des écoles d’art. Paris Saclay s’organise aussi pour présenter une façade unie. Une noria de formations annexes se développe, répondant aux besoins d’internationalisation des écoles, y compris des plus prestigieuses, et permettant d’éviter le moule des classes préparatoires. A partir de 2016, le bachelor de l’X accueillera sur dossier des « undergraduates » (bacheliers) français et étrangers. L’arrivée de patrons étrangers nourris à d’autres codes peut également faire voler en éclats le système de reproduction des élites et de cooptation au sein des grands groupes français. Mais le chemin sera long.