La France est mondialement mal classée pour l’enseignement des maths. Afin de remonter la pente, la pédagogue propose de tout reprendre à zéro. Arrêtons de poser des problèmes insondables par les enfants et laissons-les utiliser l’instrument le plus naturel et le plus logique mis à leur disposition : leurs mains.
Alors que les élèves de terminale passent les épreuves de maths du bac cette semaine, un problème se pose : pourquoi la France régresse-t-elle dans les classements internationaux des lycéens dans une matière où elle excelle si on regarde tout en haut de la pyramide du savoir ? En 2012, l’enquête Pisa (1), menée par l’OCDE et centrée sur les connaissances en mathématiques, attribuait une 25e place à la France pour la compréhension des élèves de 15 ans scolarisés dans 65 pays. Alors que la France fait partie des grandes puissances de la discipline avec une dizaine de médailles Fields, l’équivalent du prix Nobel, juste précédée dans ce classement de l’excellence par les Etats-Unis, elle recule au niveau des lycéens. Pour Stella Baruk, auteure de Les Chiffres ? Même pas peur ! (2), il faut chercher la cause première dans la manière dont l’école amène les enfants à faire leurs premiers pas, quand il s’agit de compter et de réaliser les quatre opérations de base. Professeure de mathématiques et pédagogue, elle s’attache depuis quatre décennies à dédramatiser l’apprentissage de la plus difficile des sciences dures. Reprenons à zéro.
Les Français sont-ils nuls en mathématiques ?
Je ne dirais pas ça, mais trop d’écoliers et de collégiens sont dans une situation difficile. Un élève sur quatre à la sortie du primaire ne sait pas écrire en chiffres un nombre entier supérieur à 10 000, et le classement Pisa 2012 estime que les élèves de 15 ans, en France, ont «un niveau très bas» en mathématiques. En 2004, un groupe de mathématiciens, dont Alain Connes, professeur au Collège de France, s’inquiétait que six élèves de cinquième sur dix ne savaient pas calculer le produit de 9,74 par 3,5, et que trois sur quatre ne parvenaient pas à diviser 178,8 par 8. Et si on cherche les raisons «à la base» de tout ça, on tombe sur l’apprentissage de numération. Depuis, la situation n’a fait que se dégrader. Or, avec Pisa, il ne s’agit que d’évaluer les acquis d’une pratique dite «citoyenne» et élémentaire des mathématiques, et non de résoudre des équations différentielles !
Vous proposez d’arrêter d’essayer de rendre «concrets» les nombres pour assumer le fait que ce sont des idées, des abstractions avec lesquelles les enfants se débrouillent très bien.
La fameuse question de «l’abstrait» opposé au «concret» ! C’est un très ancien faux problème. On est supposé proposer aux enfants des exemples qui s’appuient sur «la réalité». Mais de quelle réalité parlons-nous ? De celle des adultes. Quelle perception les enfants ont-ils des dépenses d’un ménage ? Elle est nulle. Si on aborde la question trop tôt, quelle idée se font-ils des ordres de grandeur, distances, durées et de toutes sortes de quantités ? Ce n’est pas par hasard qu’ils répondent n’importe quoi. En réalité, ce que l’on appelle l’abstraction des nombres et leur écriture chiffrée est très tôt à leur portée. L’important, c’est de leur donner des moyens d’analyse, de faire appel à leur imagination. Ils sont parfaitement capables d’apprendre et de comprendre le sens de trente ou 30, en mot et en chiffres, sans avoir besoin de l’associer à des pommes ou à des poires !
Ils perçoivent mieux l’abstraction que les adultes ?
Le pouvoir de leur imagination est considérable ! Vous croyez que si on commence par le «concret», 30 kilos de pommes de terre, ça leur dit quelque chose ? Parfois, on atteint des sommets d’absurde quand on se met à additionner des choux, des carottes, des poires ou des pommes. Je cite cette très belle remarque du philosophe des Lumières Antoine Destutt de Tracy qui réclamait de la rigueur : «Nous pouvons bien dire un cerisier plus un cerisier est ou devient deux, mais nous ne pouvons pas dire un cerisier plus un poirier est ou devient deux, car on ne saurait dire si c’est deux cerisiers, ou deux poiriers, vu que ce n’est ni l’un ni l’autre. A la vérité, on peut dire un cerisier plus un poirier font deux arbres, mais c’est qu’alors l’unité n’est plus ni l’idée cerisier ni l’idée poirier, mais l’idée arbre.» Et si on joue avec la réalité, alors il convient d’être rigoureux jusqu’au bout nous dit Destutt de Tracy. Du coup, devinez ce qu’il nous propose pour «avoir le droit» de compter des cerisiers ? Qu’ils aient le même nombre de cerises ! Sinon, «un et un ne seront pas deux» ! Il m’a fait mourir de rire avec ses cerises !
De quoi disposent les enfants pour appréhender les chiffres et les nombres ?
De leurs doigts, de la langue française, de l’écriture, de l’imagination. Apprendre à compter avec ses doigts, c’est merveilleux. Pourquoi comptons-nous en base dix ? Parce que nous avons 10 doigts. Nous disposons donc d’un formidable outil pour fonder notre numération. Il faudrait choisir de nous en passer ? [Elle joue avec ses doigts pour signifier le nombre 37]. Aborder la dizaine par un usage «scientifique», rigoureux, des 10 doigts est fondamental. C’est un excellent moyen de rendre sensible, je dis bien sensible et non pas concret, les dizaines, jusqu’à 70, 80, 90 et jusqu’à 100. Une fois que vous avez vos 10 dizaines qui font 100, «cent» devient de la chose pensée, de la chose comprise. Comment voulez-vous rendre concret 100, alors que cent «objets» n’ont rien de commun selon qu’il s’agit de gommettes, de trombones, de fourmis, ou d’éléphants ?
Vous dites que trop souvent l’erreur est dans l’énoncé du problème.
La cause des erreurs, oui. Prenez l’exemple de Bianca, en CE2 quand elle a dû résoudre le problème suivant : un cinéma peut accueillir 376 personnes, la caissière a vendu 239 tickets. Combien de fauteuils sont restés inoccupés ? Il faudrait soustraire 239 tickets de 376 personnes pour trouver des fauteuils ? Et que pensez-vous de la «réalité» de cet énoncé, en CE1 ? Un camion transportant 92 bidons en a perdu 79… Vous avez vu souvent un camion perdre des bidons sur la route ? Et si oui, pouvoir en semer jusqu’à 79 ?
Que proposez-vous ?
De la rigueur ! De forme et de fond ! Apprécier plus justement les possibilités méconnues des enfants pour l’abstraction et, au contraire, ne pas les accabler avec une supposée réalité qui demande des années de socialisation ! Au départ, la numération est un jeu en soi. Laissons-les s’amuser avec les chiffres, les nombres, et accéder aux grands nombres qui, peut-être, un jour, selon la vie de chacun, se «rempliront» de sens «concret». Et puis, écoutons d’urgence Destutt de Tracy qui demande de distinguer une «idée de quantité», le nombre, de la quantité elle-même. Pour ma part, je le propose depuis longtemps. C’est tout de suite, dès le CP, qu’il faut savoir distinguer un nombre, d’un «nombre-de» avec un trait d’union. Une addition a toujours du sens en nombres, 2 + 3 a du sens, et égale 5 ; mais pas toujours en «nombres-de» ! Ceux qui pour trouver combien de salades sont plantées sur 4 rangs de 12 font 4 + 12 = 16 ne disposent pas de ce moyen d’analyse. Le calcul est juste, mais l’opération n’a pas de sens ! La notion de «nombre-de» peut sembler anodine, mais elle aide grandement à construire des opérations qui ont du sens. Elle empêche d’additionner des cerisiers et des poiriers, des choux et des carottes.
Enseigner les mathématiques paraît si difficile que même de grands mathématiciens comme d’Alembert ou Euler se perdent.
Il est certain qu’enseigner «moins par moins égale plus» n’est pas simple au collège ; et c’est vrai que les nombres négatifs ont embarrassé beaucoup de mathématiciens. Le grand Leonhard Euler (3) lui-même, voulant expliquer que multiplier un nombre négatif par un autre nombre négatif donne un nombre positif, tourne autour de l’explication, et conclut finalement que c’est comme ça ! Deux siècles plus tard, avec un appareil théorique approprié, Bourbaki (4) l’expliquera très bien.
Les Français ne sont pas bons en mathématiques, et pourtant l’école française de mathématiques compte parmi les meilleures. Comment expliquer ce paradoxe ?
Quand on dit que «les Français ne sont pas bons», il n’est pas question de 100 % des élèves ! Il y a trop d’enfants en grande difficulté, mais aussi de bons élèves, voire de très bons élèves. Avec 13 % d’entre eux qui sont dits «à l’aise» ou «très à l’aise», la France se classe dans les meilleures nations. Et puis, il y a les passionnés, dont celui que l’on appelle «le petit génie de la classe», parmi lesquels se trouvent sans doute les mathématiciens de demain. Mais la masse des élèves qui restent en arrière s’accroît. On ne peut accepter cette situation. Et c’est en pensant à eux qu’on les fera avancer tous.
(1) 510 000 élèves dont l’âge est compris entre 15 ans et 3 mois et 16 ans et 2 mois, représentatifs de 28 millions d’élèves scolarisés dans 65 pays et économies (la Chine est représentée par Macao, Shanghai et Hongkong) ont participé aux épreuves en 2012 du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa). https://www.oecd.org/pisa/keyfindings/pisa-2012-results-overview-FR.pdf
(3) Leonhard Euler, sans doute l’un des plus grands mathématiciens, de nationalité suisse, est né en 1707 à Bâle et mort à Saint-Pétersbourg en 1783.
(4) «Mathématicien collectif» né en 1934 en France: parmi ses collaborateurs, on comptera Henri Cartan, André Weil, ou Alexandre Grothendieck.
Libération 22/06/2016