Un étonnant bonheur français

Neuf Français sur dix sont satisfaits de leur logement.

Les Français sont heu-reux. Oui, vous avez bien lu. Ils ne sont pas grincheux, déprimés, pessimistes ou pas seulement. Ils sont heureux… de leur maison ou de leur appartement. Neuf sur dix s’en déclarent satisfaits (voir notre sondage Elabe pour le Crédit Foncier, « Les Echos » et Radio Classique ci-contre). Même les trois quarts des locataires apprécient leur domicile. Le toit, c’est un bonheur français.

Bien sûr, on retrouve ici l’opposition classique entre des citoyens sombres sur l’avenir de leur pays (non sans raisons) et des mêmes citoyens contents de leur sort personnel (non sans raisons). Une opposition encore accentuée par la crise économique et financière qui s’est déployée depuis 2008, au cours de laquelle beaucoup de Français se sont repliés sur l’univers familial, et donc, leur maison. Mais ce n’est pas tout. Le logement et l’immobilier, c’est le temps long, l’inscription dans un projet de vie. Et à l’aune des décennies, c’est un formidable champ de progrès. Il n’y a aujourd’hui pratiquement plus de logements sans le confort le plus élémentaire (eau courante, douche ou baignoire, WC), alors qu’il y en avait encore un sur sept il y a une génération. Dans les années 1950, à peine un logement sur quatre était équipé de toilettes !

Les résidences principales ont aussi beaucoup grandi. Leur taille moyenne dépasse 90 mètres carrés, après avoir gagné un tiers en quarante ans. Et comme les foyers abritent de moins en moins d’occupants, la surface disponible par personne a carrément bondi (+75 %). Moins d’un logement sur dix est désormais surpeuplé. Les Français ont de l’espace. D’autant plus qu’ils habitent pour beaucoupdes maisons (16,5 millions de logements individuels, contre 12,5 millions d’appartements), souvent entourées de jardins.

Bricolage et décoration

Et cet espace physique leur donne aussi de l’espace financier. Près de 60 % d’entre eux sont propriétaires de leur toit, contre 40 % dans les années 1950. Le logement constitue grosso modo le tiers du patrimoine des Français (y compris l’immobilier locatif), un autre tiers étant composé des terrains bâtis (notamment ceux où sont les logements) et le dernier tiers d’actifs financiers. L’envolée des prix du foncier depuis la fin des années 1990 a mécaniquement revalorisé les prix de vente des logements, et donc la richesse des particuliers. Une raison de plus d’être content, du moins pour les propriétaires !

Home, sweet home… Leur maison, les Français y tiennent et la bichonnent. En témoigne le succès persistant des Leroy Merlin, Bricorama et autres grandes surfaces de bricolage. Ou la réussite de Leboncoin.fr, où l’on s’échange beaucoup d’objets d’ameublement et de décoration. En témoigne aussi l’argent qu’ils y consacrent. A l’échelle du pays, la dépense totale en logement approche 500 milliards d’euros, un niveau qui pourrait être franchi l’an prochain. Près du quart du produit intérieur brut ! A l’échelle du foyer, l’effort est presque aussi important. Le logement est devenu de loin le premier poste du budget familial. Selon les chiffres de l’Insee, il constitue désormais 20 % des dépenses des ménages (en comptant tout : chauffage, éclairage, loyers réels et imputés, etc.), contre 13 % pour la santé et 10 % pour l’alimentation. Il y a cinquante ans, c’était l’inverse : l’alimentation absorbait 20 % et le logement 10 %. Autrement dit, les Français mettent aujourd’hui dans leurs murs autant qu’ils mettaient hier dans leur assiette. Et sans se plaindre, puisque près des deux tiers de ceux que nous avons sondés (voir ci-contre) trouvent raisonnable la part de leurs revenus consacrés au logement.

Dysfonctionnements nationaux

Et pourtant, ce bonheur français du logement est un paradoxe. Car le logement est aussi un magnifique symbole des dysfonctionnements nationaux. L’Etat intervient ici de manière catastrophique. Il dépense plus de 2 % du PIB en faveur du logement, 2 fois plus que la moyenne européenne et quatre fois plus que l’Allemagne. Or les Français ne sont pas 4 fois mieux logés que leurs voisins d’outre-Rhin. Les politiques publiques ont produit un fatras insensé de normes de construction, sans équivalent ailleurs dans le monde. Elles ont aussi le gros défaut de faire monter les prix dans les villes où la demande est la plus forte.

Plusieurs travaux d’économistes ont clairement mis en évidence le lien : quand les aides au logement ont été étendues à de nouvelles catégories de locataires, les loyers ont augmenté, absorbant l’essentiel de la subvention. En quinze ans, le prix des logements rapporté au revenu disponible des ménages a augmenté de plus de 60 % en France, encore plus qu’au Royaume-Uni et bien plus qu’en Espagne (50 %), aux Etats-Unis (moins de 10 %) et en Allemagne (où ils ont baissé). Ce grand galop pèse sur la compétitivité des entreprises, car elles doivent payer plus cher leurs salariés pour qu’ils puissent se loger correctement. Il constitue aussi une cause majeure d’inégalités. Les jeunes accèdent de plus en plus difficilement à la propriété immobilière, en particulier s’ils n’ont pas un emploi stable ou des parents assez aisés pour les aider à constituer leur apport personnel. Derrière la façade du bonheur, il y a l’architecture de bien des malheurs.

 

Les Echos 22/06/2016