Le secteur de la high-tech attire aujourd’hui une vague d’entrepreneurs et d’innovations à l’ampleur inédite. Comment jugez-vous ce phénomène ?
Nous vivons un moment formidable. Et il est encore possible d’aller plus loin, de créer plein de choses. Les nouvelles technologies sont un secteur encore jeune. Les fondations d’une accélération de l’innovation sont désormais posées. Les possibilités de collaborer se multiplient : prenez l’exemple de la recherche scientifique. On peut voir des centres d’excellence émerger partout grâce aux outils de travail partagé.
Le rythme de maturation des innovations a-t-il, lui aussi, accéléré par rapport à vos débuts ?
Je ne sais pas répondre précisément à cette question, mais les innovations peuvent, en effet, émerger très rapidement. Prenez les véhicules sans chauffeur, je pense qu’ils vont rouler sur nos routes plus vite que les gens ne l’imaginent, c’est-à-dire dans moins de dix ans. Ce sera aussi le cas pour les camions faisant du transport longue distance aux Etats-Unis, où les routes sont bien balisées, mais pas seulement… cela fonctionnera également dans des villes comme Londres. Cette technologie permettra de sauver des vies. Elle aura un impact sur le secteur des transporteurs, des taxis, mais changera aussi nos conceptions au sens large : laisserez-vous vos enfants traverser la ville pour aller voir leurs grands-parents dans une voiture de ce type ? Même chose pour l’énergie solaire : certaines études montrent qu’on est à vingt ans du moment où elle sera moins chère que les hydrocarbures. Le jour où cela arrivera, cela ira très vite. Les mouvements géopolitiques seront énormes et soudains.
Quelles innovations vous impressionnent-elles le plus aujourd’hui ?
Je citerai les nouvelles applis de messagerie comme Telegram ou WhatsApp. Elles sont notamment très ambitieuses en matière de sécurité avec des systèmes de cryptage permettant d’évoluer dans des environnements sous contrôle et protégeant la vie privée. Le problème du vol d’identité pourrait prendre de telles proportions qu’il menace de saper la confiance des gens dans tout l’environnement des nouvelles technologies. Ces systèmes de messagerie pourraient être une partie importante de la résolution de ce problème.
A ce sujet, pensez-vous qu’il faille que le Web cesse d’être anonyme pour être plus sûr ?
Pas nécessairement. L’anonymat pose des problèmes, mais il permet aussi de protéger certaines personnes qui ont des choses à dire et qui seraient mises en danger si elles étaient identifiées. Il faut trouver le bon équilibre. A Wikipedia, on trouve que le « pseudonyme », avec des gens disposant d’un identifiant sur la durée, sur lequel ils se construisent une réputation, permet d’éviter beaucoup de dérives. On voit aussi qu’il suffit parfois de faire basculer les commentaires de contenus Web sur Facebook pour que les gens veillent à leur réputation et deviennent bien plus sympathiques.
Quelles autres technologies vous intéressent-elles particulièrement aujourd’hui ?
Il y en a beaucoup. Je suis sceptique au sujet des drones, je ne suis pas sûr qu’ils livreront vos colis Amazon en centre-ville, mais je me suis déjà trompé. Plus prometteur, en génétique, me semble être le travail sur les CRISPR [familles de séquences répétées dans l’ADN, NDLR], qui m’enthousiasme tout particulièrement. On réussit à aller dans les cellules et à éditer l’ADN d’une personne. Pour certaines maladies, il n’est pas nécessaire de corriger toutes les cellules et, si on en modifie assez – par exemple 20 % -, cela peut suffire à changer le destin du malade. Il y a déjà des applications concrètes. C’est fascinant !
Vous intéressez-vous à la « blockchain » ?
Cela m’a pris du temps car c’est complexe. Mais je m’y suis sérieusement penché et maintenant je comprends. Je pense que c’est l’une des idées les plus géniales qui circulent. Il y aura des usages. En même temps, il y a trop de « hype » autour de cette technologie, notamment le bitcoin. Mes parents ne pourraient pas l’utiliser, jamais de la vie. Ils sont modernes, mais pas geeks. Idem pour les « smart contracts » (contrats intelligents) de la « blockchain » Ethereum. Automatiser des tâches est si compliqué qu’on ne voit pas toujours ce que cela signifie. Je me demande si la « blockchain » n’est pas une solution à un problème qu’on n’a pas. J’ai confiance dans les tiers comme les banques, au moins pour l’exécution de mes transactions !
Investissez-vous vous-même ?
Wikipedia est une association à but non lucratif, je n’ai pas d’argent. Si j’investis, c’est comme un citoyen ordinaire.
Ce qui se passe sur le Web est-il ce que l’on anticipait à son origine ?
On est dans la continuité de certaines tendances, bonnes ou mauvaises. Mais les choses ont changé. Notamment dans la façon dont les gens découvrent les contenus en ligne. Avant, le point d’entrée était la petite boîte « recherche » dans Google ; aujourd’hui, on partage les contenus beaucoup plus avec Facebook, Twitter, etc. Cela a fait émerger le contenu viral. Et les utilisateurs commencent à développer des résistances contre les articles attirants mais stupides. Facebook commence aussi à regarder combien de temps vous restez sur des contenus pour vous en recommander d’autres. Cela peut aider à monter en qualité.
La disruption crée par l’Internet en valait-elle la peine ?
Je dirais qu’on a créé de la valeur dans la quasi-totalité des cas. Je suis un optimiste. Regardez Wikipedia, les gens sont mieux informés. Ils vont se renseigner. Uber rend la vie plus facile, c’est très simple à utiliser. Nous vivons aussi un âge d’or de la télévision, et ce n’est possible que grâce aux nouveaux moyens de consommation de ses contenus comme le permet Netflix. Pendant ce temps, le secteur de l’hôtellerie n’est pas en train de faire faillite. J’utilise des hôtels ou Airbnb, cela dépend de ce dont j’ai besoin. Pour la presse, je pense que nous vivons une époque intéressante. Le modèle App Store et la possibilité qu’il offre de faire des transactions très vite m’ont incité à m’abonner à 5 ou 6 magazines sur Kindle. Jusqu’à il y a cinq ans, c’était difficile. On revient aux achats impulsifs pour la partie payante. Le secteur m’intéresse, c’est pourquoi je me réjouis d’avoir rejoint le board du « Guardian » récemment.
Le « Guardian » sera-t-il sauvé ?
Oui, je pense, avec plusieurs petites choses, il n’y a pas de réponses simples. La publicité numérique est en tendance longue une source de revenus de plus en plus importante. L’argent va surtout à Facebook ou Google, mais ça va changer. Il ne sera pas forcément nécessaire d’introduire un « paywall ». En tant que lecteur, je ne veux pas de « paywall » pour ce journal, je veux que le contenu soit partagé et continue à changer le monde, il n’a pas le même usage qu’un titre comme le « Wall Street Journal ». Je suis plus inquiet pour les journaux régionaux.
Pour les employés ou les chefs d’entreprise, les disruptions sont plus dures à vivre…
Oui, mais on ne peut bloquer le progrès. Il faut donc réfléchir aux conséquences. Nous devons en particulier améliorer nos systèmes éducatifs. Il faut se concentrer sur l’adaptabilité et la propension à apprendre. Il faut aussi penser à la formation permanente. Sans quoi, la situation politique deviendrait difficile à gérer. L’establishment doit y penser sérieusement.
Les grosses sociétés se sont-elles bien adaptées aux ruptures ?
Elles essaient, mais c’est pour elles intrinsèquement difficile. Je pense que les entrepreneurs agiles garderont un énorme avantage. Si on prend l’exemple de Wikipedia, au début nous pouvions tolérer des erreurs, nous pouvions éditer nos pages nous-mêmes. Personne ne s’en souciait, nous étions trop petits. Si vous êtes Encyclopedia Britannica, vous ne pouvez pas prendre ce risque.
Quel est l’avenir de l’économie collaborative ?
Les communautés en ligne sont une force incroyable et la marge de progrès est énorme. Je suis un grand observateur de Reddit. Il y a là un groupe qui s’occupe de finances personnelles. Des gens évoquent leurs problèmes ou viennent d’hériter de 100.000 dollars et ne savent pas comment faire. Ils peuvent trouver sur cette plate-forme des conseils de haute valeur offerts par d’autres citoyens. Les communautés en ligne peuvent être horribles, c’est vrai, mais aussi très sympathiques. On peut mieux promouvoir ce genre d’attitude et créer des espaces pour cela.
Quelles sont les prochaines étapes pour Wikipedia ?
Croître dans les pays en voie de développement et dans les langues de ces derniers. Un milliard de nouveaux internautes seront en ligne d’ici à dix ans, ils se connecteront par téléphone portable. Ils construisent le Wikipedia dans leur propre langue, je trouve ça formidable et je passe beaucoup de temps à les aider.
Un cadre de Facebook a récemment prévu la fin de l’écrit au profit de la vidéo. Allez-vous vous y mettre à Wikipedia ?
Je ne crois pas que l’écrit va disparaître. La vidéo va continuer à croître. Quand on a commencé, il n’y avait pas la bande passante pour la vidéo. Mais les gens continueront à lire, c’est une expérience différente, c’est plus rapide pour communiquer des informations.
Avez-vous toujours des difficultés à recruter des auditeurs bénévoles qui mettent le site à jour ?
La situation s’est stabilisée depuis plusieurs années. Il n’y a pas de crise. On veille à ce que la communautés des éditeurs continue à bien en accueillir de nouveaux de tous les horizons. Avant c’était facile de contribuer car il n’y avait presque rien sur Wikipedia. Maintenant, c’est plus difficile. On a besoin de moins de gens et plus pointus.