Entretien : Philippe Askenazy : « Les malheurs de la lower middle class britannique ne doivent rien à l’Europe »

Le Brexit, la montée des votes souverainistes d’extrême droite ou d’extrême gauche selon les pays sont analysés comme un rejet de l’Union européenne par les classes populaires et les classes moyennes, qui s’estimeraient victimes des politiques promues et menées par Bruxelles. Qu’en est-il réellement ?

Il est impossible de dire si la situation des classes moyennes européennes, qui s’est effectivement dégradée dans de nombreux pays, aurait été meilleure sans l’Europe qu’avec. Seuls les historiens auront le recul suffisant pour le dire. Certes, on avance cet argument pour expliquer la structure du vote Brexit : ce sont les régions et les catégories dont le sort s’est aggravé ces dernières années qui ont voté pour le « Leave », tandis que celles qui ont prospéré ont voté pour le « Remain ». Mais, en réalité, les malheurs de la lower middle class britannique ne doivent rien à l’Europe. Ils dépendent des choix politiques et économiques du Parti conservateur, qui n’ont pas été imposés par Bruxelles : une désindustrialisation rapide au profit des activités de services, en particulier la finance ; des investissements publics massifs (urbanisation, transports, réseaux numériques) à Londres et dans quelques grandes villes, mais un abandon du reste du territoire (il n’y a pas de TGV au Royaume-Uni) ; une fiscalité faible sur les hauts revenus ; le fait de faire peser l’ajustement des budgets sociaux et la baisse des charges des entreprises sur les pensions de retraite ; l’action de briser la puissance des syndicats, qui n’ont pas pu défendre les salariés lorsque le chômage et l’inflation se sont accrus. Le résultat a été un effondrement des salaires réels, une baisse de 10 à 20 % du pouvoir d’achat. Les salaires sont aujourd’hui équivalents à ceux de 1979, année de l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher.

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Paradoxalement, ce qui est resté de la protection des travailleurs au Royaume-Uni, c’est… le droit européen ! Par exemple, la limitation de la durée hebdomadaire du travail à 48 heures, alors que le droit anglais laissait au contrat le soin de fixer celle-ci, sans limites. Les immigrés européens sont des contributeurs nets aux budgets sociaux, en particulier à celui du National Health Service, qui ne pourrait pas fonctionner sans les médecins et les infirmières immigrés. Les fonds structurels européens ont secouru les régions sinistrées par la crise. Dans le cadre de l’aide au processus de paix, l’Ulster a bénéficié de 1,5 milliard d’euros de subventions. En réalité, les conservateurs ont réussi à faire passer les effets négatifs de leur propre politique comme le résultat des politiques européennes et de l’immigration.

Bruxelles n’a pas de responsabilité dans le résultat du référendum ?

Si. Les inégalités ont explosé au Royaume-Uni parce que l’Europe n’a pas fait ce qu’elle avait annoncé dans son « agenda de Lisbonne », en 2000 : être un espace de progrès économique et social. Pourtant, les Britanniques avaient, en 1975, voté pour une Europe dont ils pensaient qu’elle les protégerait de la crise. Cela n’a pas été le cas, mais pour les raisons internes que je viens d’évoquer.

En revanche, l’Europe « a fait le job » dans les pays de l’Est où il n’y aurait pas eu de développement de la classe moyenne sans le marché unique et les milliards des fonds structurels. Les gains ont été énormes. Pourtant, il y a aussi une montée des nationalismes anti-Bruxelles en Pologne, en Hongrie, en Slovaquie. Ce qui montre bien qu’on ne peut imputer au processus de construction européenne la responsabilité des difficultés.

L’Europe est donc un bouc émissaire ?

Le vrai problème est né de la crise de 2008. L’Europe a mené une politique dramatiquement erronée face à la crise, qui a conduit à une régression économique et sociale pour les classes moyennes, même en Allemagne. Mais cette politique concerne essentiellement la zone euro (même si elle a eu des effets sur son voisinage) ; il faut donc séparer totalement cette situation, bien réelle, du cas britannique, qui reste, je le répète, une instrumentalisation politique menée par les conservateurs.

Que s’est-il passé dans la zone euro ?

Les principales composantes des classes moyennes européennes sont les salariés du public, les salariés du privé et les retraités. Les retraités ont été massacrés par les ajustements budgétaires : les pensions ont diminué d’un quart en Grèce, un peu moins en Espagne ou en Italie ; la fonction publique a connu des coupes claires en Grèce et en Espagne, un peu moins en France ; les salariés du privé ont subi partout chômage, précarité et baisse (ou stagnation) des salaires, dues aux difficultés des entreprises, qui, dans un contexte de déficit de la demande et de croissance atone, ont été mises en concurrence à l’échelle européenne.

En quoi l’Europe est-elle responsable de cette situation ?

La chute du mur de Berlin a fait bien plus que la Commission européenne pour libérer les forces du marché, j’en suis d’accord. Mais les dirigeants européens pouvaient faire autre chose dans le cadre des traités. Or il y a eu une capture politique des institutions par les dirigeants qui voulaient favoriser l’extension des forces de marché. L’Europe aurait pu être un acteur cohérent de la mondialisation, en étant un espace de coopération apte à gérer ses effets négatifs comme positifs. Mais elle est devenue, au contraire, un espace de concurrence entre Etats, creusant les déséquilibres et tirant vers le bas les revenus des populations confrontées à la crise.

A qui la faute ? La Commission ? L’Allemagne ? Les gouvernements ?

Il est amusant d’entendre aujourd’hui les uns et les autres se renvoyer la balle : la Commission vers la Direction générale des affaires économiques et financières, la Direction vers l’Allemagne, les Allemands vers leur ministre de l’économie, Wolfgang Schäuble… On peut aussi dénoncer la lâcheté de Hollande, de Rajoy ou de Renzi face à Berlin. Ou encore l’incompétence de technocrates, à Bruxelles et ailleurs, peu versés dans l’analyse des faits économiques et sociaux. Peu importe, les résultats de cette stratégie non coopérative sont là.

Mais les politiques menées depuis longtemps, comme la politique agricole commune (PAC), les quotas de pêche, la libre circulation, les travailleurs détachés, ne sont-elles pas directement responsables de l’appauvrissement de certains ?

Il y a des gagnants et des perdants dans chaque cas. La libre circulation ne joue pas seulement dans le sens de la baisse des salaires : elle permet, par exemple, aux jeunes Espagnols de trouver en Allemagne des salaires bien supérieurs à ceux que la politique d’austérité impose en Espagne. D’un autre côté, elle autorise l’industrie agroalimentaire allemande à écraser ses concurrentes européennes en important des salariés de l’Est. La PAC, elle, a préservé les revenus des agriculteurs. C’est l’absence de politique commune qui met en crise certains segments, comme l’élevage laitier ou porcin. Enfin, on ne peut reprocher à Bruxelles de préparer l’avenir en imposant des quotas aux pêcheurs. Bien des difficultés proviennent aussi de l’incapacité des acteurs eux-mêmes à s’organiser et à anticiper ! Nous souffrons moins des politiques que mène l’Europe que des politiques qu’elle ne mène pas.

Le Monde 01/07/2016