L’intelligence artificielle, nouvelle frontière de la santé

L’analyse de données pour aider au diagnostic et aux traitements est investie par de nombreuses entreprises, dont les géants Google et IBM.

TECHNOLOGIE La vidéo est réalisée sans effets spéciaux. Un homme diabétique prend rendez-vous chez son médecin traitant. Après un court entretien, le docteur prend une photo de son œil avec son smartphone. Quelques secondes lui suffisent à obtenir un diagnostic : l’homme n’est pas atteint de rétinopathie, une maladie qui touche une majorité des diabétiques et qui peut provoquer la cécité si elle n’est pas traitée. Derrière cette démonstration, il y a l’expertise de DreamUp Vision. Cette entreprise française développe une intelligence artificielle capable de détecter des maladies de l’œil à l’aide de simples photographies. La machine donne un diagnostic quasi immédiat, en comparant les yeux du patient à une banque de plusieurs milliers d’images. À l’origine de cette idée, des employés d’une autre société spécialisée dans l’analyse de données dans l’assurance-santé (DreamQuark) qui ont participé à un hackathon dédié au diabète. « Nous avons réalisé que ces problématiques pouvaient être résolues avec notre technologie », résume Ekaterina Besse, désormais à la tête de ce nouveau projet.

L’intelligence artificielle a fait des progrès spectaculaires ces dernières années. On a vu des machines battre des humains au jeu de go, reconnaître des personnes sur des photos Facebook ou aider à la prédiction des marchés financiers. Elles sont désormais prêtes à enfiler une blouse blanche. Start-up et géants de la Silicon Valley développent des solutions pour seconder les médecins, en les aidant à diagnostiquer rapidement une maladie ou en leur proposant des parcours de soin adaptés. Ces logiciels complexes sont capables de prendre des décisions en brassant les millions de données produites par les hommes et recueillies par les personnels soignants ou les appareils connectés. Elles analysent notre poids, notre rythme cardiaque, nos antécédents familiaux, voire notre ADN. Là où un médecin peut mettre des semaines à établir un diagnostic, elles promettent des résultats en quelques minutes. « On observe un mouvement double : la digitalisation croissante des données récoltées par les hôpitaux et les progrès dans l’apprentissage automatisé », explique Jurgi Camblong, fondateur de Sophia Genetics, une entreprise suisse spécialisée dans l’aide au diagnostic de maladies liées aux génomes. Ses algorithmes analysent les données de plus de 160 établissements de santé dans le monde, dont une trentaine en France. Un diagnostic coûte entre 50 et 250 euros par patients. Ils devraient être plus de 80 000 à bénéficier de la technologie de Sophia Genetics cette année.

La santé est un marché propice au développement des intelligences artificielles. Il est aussi très lucratif. Aux États-Unis, il est valorisé à un peu plus de 100 milliards de dollars. De quoi développer un écosystème de start-up et intéresser les grosses entreprises du Web. Deux géants américains se sont emparés du sujet : Alphabet, la maison mère de Google, et IBM. La première gère plusieurs initiatives dédiées à la santé, comme Calico, dont les recherches ont pour but d’augmenter la durée de vie des hommes. Elle a aussi investi dans une entreprise d’analyse du code génétique, 23andMe. Ses derniers efforts tournent autour de l’intelligence artificielle. Alphabet est propriétaire de DeepMind, l’entreprise anglaise connue pour avoir construit un robot capable de battre des joueurs humains au go. En février, la filiale a annoncé la création d’une initiative dédiée à la médecine. Elle s’est associée au système de santé britannique (NHS) pour développer une application de traitement du cancer du foie. Mardi, DeepMind a annoncé une nouvelle collaboration autour des maladies de l’œil. Comme pour DreamUp Vision, la plateforme rend ses diagnostics en comparant les photos d’un patient avec une banque d’images composés de plus d’un million de sujets.

L’entreprise la plus en avance en la matière reste néanmoins IBM et son intelligence artificielle Watson. Cette dernière, jusqu’ici surtout exploitée dans les entreprises et la finance, dispose d’une initiative de santé depuis avril 2015. La société informatique a investi près de 4 milliards de dollars dans le rachat de start-up spécialisées dans la médecine connectée. Il existe aujourd’hui plusieurs éditions de Watson dédiées à certains secteurs de la médecine, comme l’oncologie. IBM préfère parler d’une aide au traitement, plutôt que de diagnostic. Watson suggère aux médecins plusieurs parcours de soin selon la maladie et les antécédents du patient. « Nous avons commencé par démontrer les capacités de Watson en le faisant jouer à Jeopardy (un jeu télévisé américain, NDLR) », explique Pascal Sempé, responsable de l’unité Watson Health en Europe. « La santé repose sur les mêmes principes : identifier des éléments importants et établir des priorités. » Ces solutions sont déjà utilisées par plusieurs hôpitaux dans le monde. En France, IBM est en discussion avec des établissements de santé publics et privés.

Les promesses sont belles, mais le marché encore balbutiant. La plupart des intelligences artificielles pour la santé sont encore à l’état de test. En France, Watson et DreamUp Vision ont entamé des démarches pour faire reconnaître leurs solutions comme des dispositifs médicaux, étape indispensable afin de prendre part à des actes remboursés par la Sécurité sociale. L’exploitation d’une intelligence artificielle a par ailleurs un coût pas forcément prévu dans le budget des établissements de santé. Les entreprises du Web doivent surtout affronter de nombreuses réticences des médecins et des patients, notamment sur la protection de leurs données. En mai, Google a été accusé d’avoir exploité abusivement les informations de 1,6 million de patients anglais. « Se distinguer de Google est très important. Les gens ont peur de perdre le contrôle de leurs données de santé, comme ils ont perdu le contrôle de leurs données sur le Web », analyse Jurgi Camblong. « Il est primordial qu’on nous fasse confiance pour protéger ces informations, tout en permettant leur mutualisation entre les hôpitaux partenaires. Lorsque l’on diagnostique un type de cancer à une personne, et que 30 000 autres patients dans le monde ont eu le même, cela permet de la traiter plus efficacement. C’est terrible de se dire qu’une personne peut recevoir un moins bon traitement car le savoir nécessaire à son soin se trouve dans un autre hôpital. L’intelligence artificielle, c’est aussi la démocratisation de la médecine. »

Le Figaro 06/07/2016