Le lecteur est scruté de près grâce aux données qu’il laisse derrière lui quand il lit un e-book. Plus que jamais, il est au coeur du business des éditeurs.
Lire le dernier tome de la trilogie « Hunger Games », de Suzanne Collins, prend en moyenne sept heures pour un lecteur lambda sur sa liseuse Kobo, soit environ 57 pages à l’heure. Et près de 18.000 lecteurs de Kindle ont souligné, dans un même élan, la même phrase de ce dernier tome : « Parce que, parfois, des choses arrivent aux gens qu’ils ne sont pas du tout préparés à vivre. »
Impossible, dans le passé, de « tracer » ainsi le passage des « Frères Karamazov » ou, dans un autre registre, d’« Autant en emporte le vent » susceptible de faire monter les larmes aux yeux des lecteurs. Mais, depuis le début des années 2010, des logiciels ad hoc permettent de traquer les « reading data » (ou données de lecture), détectant la petite phrase qui retiendra l’attention, le moment où le lecteur décrochera, et, ainsi, d’aider les éditeurs à ajuster leurs campagnes publicitaires ou encore à repérer les auteurs à fort potentiel.
« Ces données numériques, collectées anonymement mais statistiquement fiables, permettent de savoir ce qui se passe lorsque l’acheteur devient lecteur. C’est-à-dire quand on cesse d’être dans la lecture « sociale » pour entrer dans la lecture « plaisir » », indique Florian Lafani, éditeur responsable du développement numérique de Michel Lafon.
L’un des premiers segments à avoir succombé aux sirènes des données de lecture est, bien évidemment, l’autoédition.« Grâce au boom dont il fait l’objet sur le Net, nous voyons quel titre va émerger, ce qui va nous permettre à la fois d’aider des auteurs prometteurs à percer et d’être en mesure de tabler sur le succès prévisible d’un livre qu’ont aimé les internautes », explique Agnès Panquiault, directrice du contenu digital deKobo, responsable de la gestion des contenus numériques dans le cadre de son partenariat avec la FNAC. Des discussions avec Kobo portant sur l’utilisation des « reading data » dans le domaine de l’autoédition sont en cours avecMichel Lafon, qui publie quatre ou cinq livres autoédités sur la quinzaine de romans français qu’il sort chaque année. Elles pourraient aboutir dès la rentrée.« Tous les éditeurs sont intéressés, poursuit Agnès Panquiault.Des conversations informelles ont également été ouvertes, dans le cadre d’un partenariat à géométrie variable, avec le groupe Hachette Livre. »
L’e-book a beau marquer le pas (ses ventes ont essuyé l’an dernier une baisse de 20 % aux Etats-Unis et de 15 % au Royaume-Uni), il demeure au coeur de la logique des « reading data », dont les cadors se nomment Amazon, Apple et Google. Mais tout le monde s’informe et manoeuvre. Témoin, le groupeAltice Média (« L’Express », « Libération »…), qui a noué un partenariat avec la liseuse Kobo by FNAC, afin d’établir un palmarès pour le classement de son magazine « Lire », en combinant les données de lecture recueillies par les liseuses Kobo by FNAC avec les coups de coeur des libraires FNAC.« L’idée est de savoir non seulement quel est le livre le plus lu, mais également quel est le plus engageant pour le lecteur. Nous avons l’intention de diffuser plus largement ce palmarès sur Fnac.com et sur Kobo.fr et de le démocratiser, afin qu’il devienne un référent pour le lecteur », indique Agnès Panquiault.
Un « marque-page » très bavard
Sur les liseuses Kobo byFNAC, un « marque-page » est enregistré à chaque session de lecture, afin que le lecteur retrouve toujours son livre à la page où il s’est arrêté. Accessoire ô combien précieux, puisqu’il permet de répondre à quantité de questions : quel pourcentage de lecteurs ont ouvert le livre ? Où le lecteur a-t-il buté ? Est-ce différent pour un polar, un roman d’amour ou un livre politique ? Que faudrait-il couper ? Précisément le type de questions qui, déjà en juillet 2012, agaçaient prodigieusement Jonathan Galassi, le président de Farrar, Straus & Giroux, l’un des principaux éditeurs new-yorkais, au point de l’amener à déclarer au « Wall Street Journal » :« Nous n’allons pas commencer à couper « Guerre et Paix » sous prétexte que personne n’arrive à la fin ! »
Les Echos 08/07/2016