A Dunedin, les mille quadras les plus étudiés du monde

Les villes cobayes 3|6 Les données sur des habitants de la ville de Nouvelle-Zélande suivis depuis leur naissance alimentent une très riche recherche multidisciplinaire

Qui saurait placer Dunedin sur la carte du monde ? Peut-être quelques amateurs de rugby, mais surtout de nombreux scientifiques. La population de cette ville de l’île du sud de la Nouvelle-Zélande est l’une des plus étudiées du monde. Depuis quarante ans, un article scientifique est publié en moyenne toutes les deux semaines sur certains habitants de Dunedin. Ils représentent  » l’échantillon d’êtres humains sur lequel nous avons le plus de -connaissances « , explique fièrement Phil Silva. Le psychologue, qui travaillait dans cette ville universitaire de 120 000 habitants, est à l’origine des recherches entamées au début des années 1970.

Au départ, il s’agissait d’établir si des complications à la naissance avaient des conséquences sur le développement ultérieur. Des médecins ont commencé à étudier 1 037 enfants nés entre le 1er  avril 1972 et le 30  mars 1973, soit 91  % des bébés ayant vu le jour à la maternité de Dunedin pendant cette période. A leur troisième anniversaire, ils ont examiné leur développement, notamment au niveau du langage, du comportement, de la propreté, du sommeil. Il a finalement été décidé de les suivre tout au long de leur vie. Lors de la dernière évaluation, en  2010-2012, 95  % des membres initiaux de l’étude y participaient toujours, ce qui est exceptionnel. Les prochaines évaluations démarreront en  2017, quand les  » cobayes  » auront 45 ans.

Le Monde voulait rencontrer des membres de cette cohorte, mais cela a été refusé.  » La confidentialité totale  » est l’une des raisons du succès de l’étude, selon son directeur, Richie Poulton :  » Ils ne nous diront plus la vérité s’ils pensent que leurs informations ou leur identité peuvent être rendues publiques. On leur pose des questions extrêmement privées, intimes. Ils nous parlent de leur sexualité, de leurs problèmes mentaux, et même de crimes très graves qu’ils ont pu commettre. « 

L’étude longitudinale de Dunedin est multidisciplinaire : elle s’intéresse aux maladies psychiques, respiratoires, aux risques cardio-vasculaires, à la sexualité, aux addictions, etc. Il y a des recherches génétiques, sociologiques. Quelques-unes des études de criminologie les plus influentes ont été réalisées grâce à cette population. Les chercheurs se penchent sur les succès, les échecs des membres de la cohorte, dans leur vie personnelle comme professionnelle.  » Pourquoi la vie tourne-t-elle mal pour certaines personnes ? Comment les remettre sur le droit chemin ? « , demande Richie Poulton, pour résumer les interrogations au centre de plus de quarante ans de recherche.

Pour répondre, les scientifiques ont reposé la vieille question du rôle de l’inné et de l’acquis. Leurs découvertes ont eu un impact international.  » Nous avons montré que ce n’était pas l’un ou l’autre, mais que les deux interagissent « , explique Richie Poulton. Ainsi, parmi les enfants victimes de maltraitance, certains deviennent à leur tour violents une fois adultes.  » Ceux-là, comme environ un tiers de la population, ont une forme spécifique du gène MAOA – codant pour la monooxydase A, une enzyme qui régule des neurotransmetteurs tels que la sérotonine – . Ce gène seul ne nous dit pas si l’enfant va devenir un adulte violent, mais si nous savons que cette personne a été elle-même maltraitée, nous pouvons faire une prédiction solide « , explique le directeur.  » Les gens demandent souvent si nous naissons mauvais ou si nous le devenons. Aucun des deux « , résume-t-il. C’est une combinaison d’un gène et d’une expérience vécue. Ce modèle s’est appliqué à bien d’autres recherches, notamment autour de la dépression.

persévérer dans l’adversité

L’étude de Dunedin est aussi réputée pour son travail sur la petite enfance. Les chercheurs ont montré que le contrôle de soi dès le plus jeune âge permettait davantage de prédire l’avenir de l’enfant (sa réussite personnelle et professionnelle, et même sa santé physique) que le statut socio-économique ou le QI.  » Savoir contrôler ses émotions, comme sa colère, permet de persévérer dans l’adversité. C’est l’une des compétences les plus importantes dans la vie « , explique Richie Poulton. Or, le self-control peut s’apprendre dans la petite enfance, notamment à travers des jeux. C’est aux premières années de la vie, quand le cerveau est le plus malléable, qu’il faudrait consacrer l’argent public  » afin d’avoir le meilleur retour sur investissement « , plaident les chercheurs de Dunedin.

Les prochains tests se pencheront sur le vieillissement. Ainsi, lors de la dernière évaluation, tous avaient 38 ans, mais des tests physiques et biologiques ont souligné l’écart qui se creusait : l’un des membres a eu des résultats équivalents à ceux d’une personne de 28 ans, et un autre à ceux d’un sexagénaire.

Aujourd’hui, seulement 30  % des membres de l’étude résident toujours à Dunedin. Près d’un tiers vivent à l’étranger, mais ils recevront des billets d’avion pour retourner en Nouvelle-Zélande le temps de l’évaluation. La fierté de participer à ces recherches expliquerait pourquoi le taux de participation resté si élevé, selon Terrie Moffitt, directrice adjointe de l’étude. Ils estiment que  » ce qu’ils font est important, qu’ils représentent leur pays à l’étranger, comme une équipe olympique, mais dans la compétition internationale pour la science médicale « .

Le Monde 20/07/2016