Véritable ode à la procrastination, le dernier ouvrage de l’Américain Kenneth Goldsmith fait de l’ennui 2.0 une activité éminemment positive. Rencontre.
Regarder des vidéos de ratons-laveurs, scroller son fil Twitter, se passer un tuto qu’on ne reproduira jamais, la bande-annonce d’un film qu’on n’ira pas voir, une fois, deux fois, trois fois, actualiser Facebook, frénétiquement. Au XXIe siècle, perdre son temps sur internet semble être devenu un loisir à part entière. A tel point qu’un homme, Kenneth Goldsmith, a décidé d’y dédier un livre. Sobrement baptisé Wasting Time on the Internet, il paraît sous format e-book ce 23 août, et le mois prochain dans sa version papier, en anglais. Avec, en guise de couverture, un adorable petit chaton au regard attendrissant.
Pour ce poète, artiste conceptuel et professeur, tout a commencé par un cours, donné à l’université de Pennsylvanie. A l’automne 2014, il l’annonce sur Twitter, en 82 caractères. Son objectif : prouver aux spécialistes que perdre son temps sur internet peut (aussi) s’avérer extrêmement positif.
Celui qui se distingue par ses éternels chapeaux et costumes à motifs fait mouche. Alors que dans les commentaires, une dénommée Natalie juge avoir «déjà un PhD [équivalent du doctorat aux Etats-Unis] là-dedans», plus d’une centaine d’autres étudiants affluent pour s’inscrire au séminaire, qui ne compte pourtant que 15 places. Vice, le Washington Post ou des chaînes de télévision contactent l’auteur, qui se souvient avoir reçu à l’époque une demande d’interview par jour environ. Au téléphone, il confie entre deux éclats de rire qu’il ne s’attendait «pas à un tel succès, ni même d’ailleurs à un tel résultat avec ce cours».
S’ennuyer pour booster la créativité
Pour son premier essai, il se contente en effet de demander à ses élèves de traîner sur leur ordinateur, chacun dans leur coin. Il les observe, mais les trouve «seuls et tristes» : «C’était un vrai désastre, raconte le professeur. Clairement, ça ne marchait pas». C’est une jeune fille du groupe qui va donner au séminaire une toute autre tournure. Pour un projet personnel, elle demande à ce que tous ceux présents dans la salle lancent en même temps sur leur ordinateur leur musique préférée. Elle, est censée noter les bribes de paroles qu’elle parvient à en extraire. Elle ne retiendra pas grand chose de cette joyeuse cacophonie.
Mais l’élève inspire malgré tout ses camarades, qui se mettent à bouillonner d’inventivité. Ils finissent par tous jouer sur leur portable le même son, et se mettent à danser dans la salle de classe. Plutôt que de les sanctionner, Kenneth Goldsmith s’empresse d’interroger le groupe sur d’éventuelles autres initiatives. «C’en était fini de la léthargie, fini du silence, écrit-il dans son livre à propos du cours suivant. Des dizaines d’idées ont fusé dans la salle». Parmi elles, certains proposent de laisser son voisin de gauche fouiller dans son ordinateur une minute durant, tandis que d’autres leur ordonnent d’écrire un statut à leur place. «En fait, confie l’auteur à Libération, ce n’est que lorsque j’ai commencé à demander aux gens de perdre leur temps ensemble que c’est devenu vraiment intéressant.» Pour lui, une chose est sûre : sans s’être ennuyés sur internet, jamais ces jeunes n’auraient développé une telle créativité.
L’«optimiste radical» d’internet
Cet événement va le changer en «optimiste radical» à propos d’internet. Lorsque sa femme ne répond pas à son «bonne nuit» parce qu’elle ne décroche plus de sa tablette, il se réjouit de l’y voir lire de la littérature ancienne, et d’y prendre goût. Lorsque ses enfants, âgés de 13 à 17 ans, passent l’après-midi devant des jeux vidéo, il se plaît à les écouter crier, rire et se féliciter de leurs exploits respectifs. Même dans les expériences les plus radicales, Kenneth Goldsmith sait dénicher le positif. Il se souvient ainsi du jour où l’un de ses adolescents a invité des copains à la maison pour une soirée. Depuis son poste d’observation, le père de famille les regarde s’enfoncer dans les canapés, tête posée sur les jambes d’untel, ou bras entrelacés pour les amoureux. La bande s’arrête alors de parler, yeux rivés sur l’écran de leurs téléphones respectifs. Le silence n’est rompu qu’à de rares moments, par les «bips» des alertes notifications, des extraits de vidéos YouTube ou des «eh, t’as vu ça ?» lancés en tendant le smartphone vers le copain d’à côté. Certains se prennent en photo, se les envoient, d’autres s’échangent des sms. «Au début, ça m’a semblé vraiment bizarre, se souvient Kenneth Goldsmith, je n’avais jamais vu ça avant. Alors j’ai continué à regarder, et je me suis dit, finalement, quel est le problème ? Ils avaient l’air heureux. Et puis, même si ça ne se voyait pas au premier abord, ils interagissaient entre eux». «On dit toujours que les médias sociaux rendent antisocial, poursuit le professeur. Mais les textos, les tweets, ce n’est qu’une manière différente de communiquer. Grâce à ça, ils peuvent même aller plus loin, en parlant avec des gens qui ne sont pas présents dans la même pièce qu’eux.»
Tant que ses enfants acceptent le concept du «samedi matin sans écran», ou d’aller jouer au football dans le parc avec leur père, Kenneth Goldsmith ne voit donc aucune raison de s’en faire. Ce, d’autant plus que selon lui, errer sur internet pourrait ne pas être aussi inutile et passif qu’on ne le croirait… Alors qu’il confie parfois s’asseoir devant sa télévision sans vraiment prêter attention au contenu «qu’on ne choisit pas, de toute façon», le poète se croit sur internet «comme à la chasse». C’est ainsi à lui de dénicher les contenus les plus intéressants. Souvent, il trouve des perles, parce qu’il affirme n’avoir dans ses amis Facebook que des gens qui postent des articles ou vidéos attisant sa curiosité. Il regarde alors quelques discours d’Obama, ou se passionne pour la vie de Keith Richards, musicien dont il a «beaucoup appris». «Je pense qu’à la base, j’essaye vraiment juste de passer le temps, mais que finalement, je découvre quand même des choses», explique-t-il avant d’admettre, à demi-mot, qu’il lui arrive à lui aussi de visionner une ou deux vidéos de chats de temps à autre… De quoi achever de déculpabiliser les internautes.
Libération 23/08/2016