Pourquoi l’édition produit toujours plus de livres

 

Si les grandes maisons ont tendance à se montrer plus sélectives, de plus en plus de petits éditeurs viennent grossir le nombre de nouveautés sur les tables des libraires. Une surproduction qui profite à tous les acteurs du secteur. Ou presque.

Peut-on parler, comme dans le cinéma, de surproduction dans le monde du livre ? Dans ce domaine, c’est un peu comme en matière de météorologie : il y a les chiffres, et il y a le ressenti. Et entre les deux, c’est parfois le grand écart.

Même si elle ne résume pas à elle seule la vie du secteur, la grand-messe de la rentrée littéraire a montré, cette année encore, une plus grande sélectivité des éditeurs : 560 nouveaux ouvrages publiés, contre 589 en 2015, un chiffre déjà en recul de 3 % par rapport à 2014. Mais rien de spectaculaire, toutefois… Car deux facteurs jouent en sens inverse. Certes, les plus gros éditeurs ont sans doute pris conscience qu’augmenter le nombre de leurs nouveautés n’accroissait pas forcément leur chiffre d’affaires mais alourdissait immanquablement leurs coûts. Ils ont donc fait le ménage. Résultat, même si Gallimard, par exemple, continue de produire en masse, des maisons comme Le Seuil ont réduit en quelques années leur nombre de nouveautés d’un tiers. Mais de plus en plus de petites maisons sont désormais en position de prétendre aux prix littéraires et viennent ainsi grossir fin août le nombre des nouveaux titres sur les tables des libraires. Plus globalement, le nombre de nouveautés tous genres confondus (littérature, essais, BD, livres scolaires…) sur l’année, selon les chiffres du Syndicat national de l’édition (SNE), reste depuis 2012 à peu près stable : autour de 45.000 par an.

Sur les vingt ou trente dernières années, leur nombre a, en revanche, eu tendance à augmenter. La multiplication des petits éditeurs de qualité, tournant avec une dizaine de titres par an, y est pour beaucoup. 70 % des éditeurs actuels n’étaient pas là il y a trente ans, et la moitié des 670 maisons d’édition adhérant au SNE font moins de 300.000 euros de chiffre d’affaires ! Dans une industrie de l’offre, où la diversité des titres est un signe de la vitalité du secteur, qui peut s’en plaindre ? Pas les éditeurs qui ont toujours la tentation de multiplier les paris en espérant que l’un d’eux sera un best-seller. Les distributeurs ont, eux aussi, tout à gagner d’une inflation de la production : ils touchent à la fois de l’argent sur le stockage des livres, sur les flux allers vers les librairies, et sur les retours quand le livre ne se vend pas. Ils appartiennent souvent, néanmoins, aux grands groupes d’édition, qui ne poussent pas forcément à la roue. Quant aux libraires, c’est plus compliqué : certains se réjouissent du maquis des nouveautés, qui les conforte dans leur rôle de prescripteurs aidant le lecteur à s’y retrouver. Mais les murs des librairies ne sont pas extensibles. Et elles doivent parfois renvoyer des titres qui auraient sans doute eu besoin d’être exposés plus longtemps.

Un secteur encore largement artisanal

« La surproduction, ou l’inflation de la production dans l’édition, c’est comme le cholestérol, il y a le bon et le mauvais, estime Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française. Le bon, c’est la diversité culturelle. Le mauvais, c’est la multiplication de titres inutiles et la bataille des éditeurs pour occuper de la place sur les tables des libraires. Et aujourd’hui, dans un marché tendu, c’est le mauvais qui prend le pas pour tout le monde, y compris les éditeurs qui ont plus de difficultés à mettre leurs titres en place et doivent assumer les retours des invendus. »

Impossible cependant d’imposer aux éditeurs des quotas de titres pour limiter l’offre. « Ce n’est pas sur le nombre de livres qui arrivent dans le circuit qu’il faut travailler, car le réduire affecterait aussi la diversité éditoriale, estime le président du SNE, Vincent Montagne. C’est sur l’optimisation des flux à l’intérieur de la chaîne du livre que des progrès significatifs peuvent, en revanche, être réalisés. »

Et le travail ne manque pas. En amont de la filière, d’abord. Dans un secteur encore largement artisanal, et aussi étonnant que cela puisse paraître, il reste difficile pour les éditeurs d’avoir une vision claire des commandes qu’ils passent aux papetiers, compositeurs et imprimeurs, ou qu’ils reçoivent des distributeurs. Des réflexions sont en cours au niveau interprofessionnel pour améliorer la circulation des données entre tous ces acteurs de la chaîne grâce à un outil informatique qui reste à inventer. Un tel chantier de fluidification des process ne ferait qu’élargir à l’ensemble de la profession les initiatives déjà lancées, ici ou là, par des éditeurs comme Editis ou Hachette.

En aval, ensuite. Les éditeurs savent ce qui sort de l’imprimerie. Mais pas moyen pour eux d’avoir une visibilité sur les « sorties caisse », autrement dit sur le nombre de livres qui ont été effectivement vendus au client final. Quant aux retours, ils sont si étalés dans le temps que les éditeurs ont, là aussi, du mal à apprécier le phénomène avec précision. Ils en sont d’ailleurs réduits à parler plutôt de provisions pour retours que de retours effectifs. Or, le taux de retour est, tous livres confondus, lui aussi stable dans le temps : de 25 % à 27 %. Et tout le monde aurait intérêt à le réduire pour abaisser ses coûts. L’exemple de la bande dessinée est dans toutes les têtes. En quelques années, le taux des retours a été ramené de 24 % à 20 %, soit une baisse de 15 %…

Le moment est propice. Les différents acteurs de la chaîne du livre entretiennent aujourd’hui des relations apaisées. Mieux : à un moment où des géants comme Amazon menacent de bousculer le système et où les grandes enseignes comme la Fnac n’assurent plus la vente du fonds de manière aussi exhaustive qu’autrefois, les éditeurs ont pris conscience de l’importance du tissu des librairies, qui assurent 25 à 30 % des ventes. Reste pour les éditeurs à engager avec les libraires des discussions qui, aujourd’hui, n’ont pas encore démarré.

Alexandre Counis
Les points à retenir

70 % des éditeurs actuels n’étaient pas là il y a trente ans. De nombreux petits éditeurs de qualité tournent avec une dizaine de titres.

Les distributeurs ont tout à gagner d’une inflation de la production : ils touchent de l’argent sur le stockage des livres, sur les flux allers vers les librairies et sur les retours d’invendus.

Les éditeurs ont pris conscience de l’importance du tissu des librairies, qui assurent 25 à 30 % des ventes.
Les Echos 20/09/2016