Pourquoi la «théorie du genre» fait-elle peur ?

Différence des sexes et inégalités : loin de l’image doctrinaire portée par ses opposants, ce domaine de recherche relève des savoirs académiques. Un champ qui dérange néanmoins par sa puissance critique.

Le dernier à avoir exprimé ses craintes est le pape François. Début octobre, dans un avion le ramenant à Rome après un séjour dans le Caucase, il relate devant des journalistes étrangers une singulière anecdote : «Un père de famille française demande à son fils ce qu’il veut faire plus tard. L’enfant, âgé de 10 ans, répond qu’il veut être une fille. Le père s’est alors souvenu que dans les manuels scolaires du collège, on enseigne la théorie du genre.» Sous entendu, devenir homme ou femme serait un choix personnel. Cette aberration anthropologique serait-elle une spécificité française ? Le pape n’est pas loin d’en être convaincu voyant dans l’enseignement hexagonal «une colonisation idéologique». Au même moment, 20 000 brochures sont distribuées par le collectif Vigi Gender dans des écoles publiques et privées pour mettre en garde les parents contre ce nouveau virus. Depuis les premières affaires en 2011, de l’introduction du concept dans les livres scolaires de sciences de la vie et de la terre (SVT) au Mariage pour tous, les antigenres n’ont eu de cesse d’idéologiser le champ d’études, d’en faire un outil militant et politique. Déni manifeste du sexe biologique, la «théorie du genre» engendrerait un chaos identitaire et existentiel : fin de la différence des sexes, transexualisme, transformation des filles en garçons et inversement, apprentissage de la masturbation à l’école…

Pourtant, le genre n’a rien à avoir avec cette caricature, cette image doctrinaire et homogène. Depuis les années 2000, il a même connu un essor remarquable dans la recherche académique. «C’est devenu un concept majeur des sciences sociales, explique la sociologue à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Juliette Rennes. Il permet d’objectiver les inégalités et rendre visibles les stratégies de subversion.» Comment s’agence le désir en fonction des sexes ? La mondialisation est-elle égale pour tous ? L’espace urbain préfère-t-il les hommes ? Pourquoi le sport est-il souvent non mixte ? Les femmes sont-elles naturellement de plus petite taille ? Reflet de la diversité de ces recherches, une Encyclopédie critique du genre vient d’être publiée à La Découverte sous la direction de Juliette Rennes : 700 pages, 70 textes thématiques, 15 disciplines représentées. Un pavé dans la mare des antigenres ? «Ce n’est pas une réponse directe, s’amuse la jeune chercheure, sinon nous l’aurions faite plus rapide et plus courte.»

Déstabilisation sociale

Nées il y a quarante ans à partir des remises en cause formulées par les mouvements féministes, les études de genre sont fondamentalement critiques, c’est vrai. «Ces savoirs dérangent, analyse la sociologue au CNRS Laure Bereni, coéditrice scientifique de l’Encyclopédie. Ils sont des outils puissants de déstabilisation des distinctions et hiérarchies qui apparaissent comme naturelles, entre les hommes et les femmes, entre les hétéros et les homos.» Loin des premières mobilisations militantes de la révolution sexuelle, ces études se sont institutionnalisées et internationalisées. Elles constituent désormais une branche du savoir académique. Elles produisent des connaissances dans de nombreuses disciplines (histoire, économie, sociologie, biologie, médecine, culture, nouvelles technologies…) tout en répondant aux principes scientifiques des autres recherches : enquêtes de terrain, statistiques, observations, confrontations théoriques, analyses de résultats.

Si le pape lisait l’entrée de l’Encyclopédie sur la voix ou la taille, il en tomberait à la renverse. D’abord par les connaissances accumulées, de l’anthropologie biologique aux sciences phoniques. Ensuite, par les thèses avancées : moins le produit d’une nature singulière, les différences de voix ou de poids entre hommes et femmes sont aussi le résultat d’interactions et de stratégies : normes linguistiques et culturelles pour la voix, rôle de régimes alimentaires inégaux – les femmes sont moins alimentées – ou phénomènes de sélection des gènes par les pratiques sociales. «Le genre a une très importante portée pluridisciplinaire, souligne l’historienne des féminismes au CNRS, Florence Rochefort. C’est devenu un outil indispensable pour faire dialoguer les disciplines entre elles, même avec les sciences dures.»

Aujourd’hui, les détracteurs parlent du seul genre mais la notion s’est enrichie en quinze ans de nombreuses autres interactions : statut social, âge, couleur de peau, santé, etc. Les chercheurs parlent d’«intersectionnalité», joli mot barbare pour qualifier ce recoupement des catégories. C’est cette interaction disciplinaire que l’Encyclopédie traduit. «Les hiérarchies de genre s’articulent toujours en pratique à d’autres hiérarchies sociales», rappelle Laure Bereni.

Cette puissance théorique attire les étudiants. En 2005, le master spécialisé de l’EHESS comptait quatre étudiants, aujourd’hui, ils sont une centaine. En 1999, l’Institut national des études démographiques (Ined) a monté une unité genre. Depuis, de nombreux sujets de master ou de thèse intègrent la notion. Mais ces études restent encore fragiles. «Elles ne bénéficient pas de la protection des grandes disciplines», remarque le politiste Alexandre Jaunait, coéditeur de l’Encyclopédie. Au moment où la recherche est frappée par les politiques d’austérité, leur défense est très difficile.» Le champ dépend de la tolérance de l’Etat et des financements publics. Et reste encore sensible aux changements de majorité. En Ile-de-France, Valérie Pécresse vient de supprimer le genre des domaines de recherches prioritaires financés par la région (lire ci-contre). Un choix politique assumé, porté par une stratégie militante inédite. «En inventant la « théorie du genre » avec un contenu fallacieux, une partie des catholiques et de la droite visent à interdire les chercheur-e-s d’interroger les différences sexuées, au nom de la naturalisation des rapports hommes-femmes, analyse l’historienne Florence Rochefort. C’est l’hypothèse même d’un champ d’études qui est remis en cause. C’est presque du créationnisme ! Une première !»

Face à l’offensive idéologique et après moult travaux d’explication via les médias, certains spécialistes, tels Bruno Perreau, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), proposent un changement tactique. Mieux vaut, dit-il, revendiquer le geste théorique au lieu d’éternellement s’en défendre (Libération du 20 octobre). «Déconstruire le genre est en effet dangereux pour l’ordre patriarcal et l’hétéronormativité, souligne le politiste Alexandre Jaunait. Il y a bel et bien une portée théorique dans cette démarche. Certes, apprendre l’égalité de genre à l’école ne mène pas nécessairement à ce que les garçons deviennent des filles. Mais l’égalité peut aussi mener à l’autodétermination, y compris en matière de sexe.»

La france inflammable ?

C’est cette dimension critique à interroger l’ordre social et sexuel qui fait peur. Un caractère subversif qui serait moins bien accepté en France, ou en tout cas de façon singulière. C’est la thèse inédite de l’historienne franco-américaineCamille Robcis dans un livre qui vient de sortir, la Loi de la parenté. La famille, les experts et la République (Books). Pourquoi, quand on aborde les questions de famille et de sexualité, ce pays s’enflamme-t-il ? «En France, constate la jeune chercheuse, le genre, la sexualité et la parenté ne relèvent pas simplement de l’ordre privé, ils forment des structures universelles et transhistoriques au fondement de l’ordre public, de l’Etat de droit.» Selon l’historienne, l’hétérosexualité serait consubstantielle à l’idée républicaine et à celle de la nation. Y toucher, c’est remettre en cause l’ADN du pays, la République en somme ! «Défendre la norme de la famille hétérosexuelle, analyse Camille Robcis, cela permet de réaffirmer un universalisme assiégé de toutes parts : par le postcolonialisme, la globalisation, l’Union européenne, et l’expansion croissante du modèle du « modèle américain ».» Saisis d’une panique anthropologique sur les destins individuels et leur descendance, nombreux sont ceux qui adhèrent à cette assurance républicaine. A droite, la victoire de Fillon à la primaire en atteste. Mais aussi à gauche, où de personnalités et élus se sont toujours montrés frileux sur les questions sociétales. Ceci explique, sans doute et en partie, les atermoiements de cette famille politique sur la gestation pour autrui (GPA) ou l’ouverture de la procréation assistée aux lesbiennes. Plus largement, réside là le destin des études de genre. «Elles constituent à la fois une formidable ouverture du champ des possibles, souligne Laure Bereniet une forme de désenchantement du monde tel qu’il est.»


VALÉRIE PÉCRESSE COUPE LES BOURSE AU GENRE

Cela devrait être officialisé ce jeudi : les études sur le genre, les inégalités et les discriminations ne seront plus financées par la région Ile-de-France. Telle est la volonté de la présidente LR, Valérie Pécresse. Traditionnellement, la Région soutient des Domaines d’intérêt majeur (DIM) en matière de recherche. Des sciences dures principalement mais aussi le genre depuis 2006, à l’initiative d’un élu vert, Marc Lipinski, convaincu de l’innovation de ce champ. En dix ans, près de 90 bourses de doctorat et de post-docs sont financées par la Région pour un montant global d’environ dix millions d’euros. Un soutien remarquable aux jeunes chercheurs. En juillet, changement de focale : dans l’appel à projets des nouveaux DIM, le genre passe à la trappe. Ce n’est pas une surprise. Candidate en campagne pour la région en décembre 2015, Valérie Pécresse drague alors la Manif pour tous : «Je suis pour l’égalité homme-femme, c’est à la racine de mes convictions. L’égalité oui, mais pas l’indifférenciation des sexes [qui est] un projet politique, une idéologie. On ne subventionnera pas la théorie du genre.» C’est sera donc fait ce jeudi. Les nouveaux DIM de l’ère Pécresse comptent désormais des études sur l’islam et les islamismes en Ile-de-France. Les mots-clés femmes et droits ont aussi disparu. «Sous Giscard ou Chirac, il a toujours existé un féminisme institutionnel de droite, remarque l’historienne Florence Rochefort. Il est aujourd’hui affaibli voire menacé par ce type de décision.»

Liberation 15/12/2016