La crise de croissance de la démocratie européenne

Dans son dernier ouvrage, Marcel Gauchet décrypte l’évolution des sociétés occidentales depuis les années 1970, marquées par la fin d’une vision collective. Le philosophe refuse cependant de céder au pessimisme.

Ils ne veulent ni penser le monde ni le changer, ils veulent le dénoncer. » Cinquante ans après avoir été prononcée, cette phrase de Raymond Aron peut encore s’appliquer parfaitement à beaucoup d’intellectuels français, comme si les slogans dénonciateurs d’un monde honni pouvaient se suffire à eux-mêmes. Mais s’il en est un pour qui cette phrase n’est pas valable, c’est bien Marcel Gauchet. Contrairement à ceux qui se complaisent dans le refus et l’indignation, avec son ouvrage intitulé « Le Nouveau Monde », quatrième et dernier opus de la série « L’Avènement de la démocratie », l’auteur tente d’expliquer le monde et de donner au lecteur les outils lui permettant de le changer.

La lecture est exigeante, le vocabulaire de Gauchet peut facilement rebuter les non-initiés, mais elle est aussi extrêmement stimulante. Le sociologue et philosophe, tel un géologue, s’intéresse au mouvement des plaques tectoniques, de ceux dont on ne se rend pas compte mais qui, au fil des années, changent notre façon d’appréhender le monde et la vie en collectivité. Les mots qui font l’actualité – fondamentalisme, insécurité, populisme ou ubérisation – sont absents de l’ouvrage. Il n’est pourtant question que d’eux, dans le sens où l’auteur tente d’expliquer les fondements sociaux et politiques de ces phénomènes.

De quoi s’agit-il ? De la marche de l’Europe vers la modernité, définie comme étant la recherche par la société d’une autonomie toujours plus poussée. Historiquement, c’est la religion chrétienne qui a organisé la vie en collectivité. La Réforme, l’émergence du siècle des Lumières puis la Révolution française ont eu pour but de soustraire à la religion l’organisation des rapports sociaux, de la sortir du collectif. L’histoire de l’Europe aux XIXe et XXe siècles est donc celle de la lutte entre conservateurs et révolutionnaires, de l’essor du capitalisme, accompagnée de misère pour les paysans devenus ouvriers, ayant donné naissance à sa critique la plus radicale, le marxisme.

« Sortie de la religion »

Cet affrontement, qui a structuré notre vie politique pendant des décennies, reposait donc implicitement sur le rôle à donner à la religion dans l’organisation de la collectivité. Et ce schéma s’est achevé dans les années 1970. C’est à ce moment que, pour Marcel Gauchet, le Vieux Continent a connu « la phase ultime du processus de sortie de la religion ». Par « sortie de la religion », le philosophe entend le fait que la religion ne structure plus la société : elle est désormais reléguée dans la seule sphère privée. Le politique se retrouve seul en lice, et les Européens ont perdu les repères hérités de leur passé.

Parallèlement, la fin de ce processus coïncide à la crise des années 1973-1974 autant qu’elle l’entraîne. Mais celle-ci est bien plus qu’une une simple crise économique. C’est « une rupture capitale en matière de vision du collectif en général ». Car elle a sapé la crédibilité du socialisme – le mythe de l’Etat planificateur et efficace a vécu – et, en retour, a réactivé l’idée libérale – le néolibéralisme. Avec, comme conséquence, la mondialisation et un individualisme qui empêche désormais toute vision collective. « Ce séisme muet » a « ruiné simultanément, avec la fidélité passéiste et l’énergie futuriste, les deux grands ressorts où s’alimentait la vie publique », explique l’auteur. « La tradition, le progrès et la révolution ont sombré ensemble. »

Et voilà les Européens sans boussole, enfermés dans le présent. « Les conservateurs ne se souviennent plus de ce qu’ils voulaient maintenir, et les révolutionnaires ne savent plus ce qu’ils tenaient à abattre. D’où le brouillage de la scène idéologique. D’où le désarroi, le sentiment de vide, la perplexité extrême qui se sont emparés du champ politique », résume Gauchet.

Avec un avantage, tout de même : désormais, aucun autre régime politique que la démocratie ne nous est imaginable. C’est « le signal d’entrée dans une nouvelle grande crise de la démocratie » qui « rouvre, à une échelle jamais vue, la question de ce que l’humanité peut faire de son pouvoir de disposer d’elle-même ». En aucun cas, il ne s’agit du «  signe de sa décadence, comme il est si tentant de la penser » mais de « la persistance de sa vocation exploratrice ».

Marcel Gauchet ne cède pas au pessimisme. Pour lui, la crise que les sociétés européennes traversent est une « crise de croissance » : l’accroissement des moyens d’être libres se paie désormais d’un affaiblissement des capacités de s’en servir pour les Européens. Incapables de s’appuyer sur le passé qui n’a plus de signification, ils sont aussi impuissants à se projeter collectivement dans l’avenir, et donc à agir. Tel Christophe Colomb, les voilà entrés dans un « nouveau monde », rempli de dangers, mais où rien, non plus, n’est écrit. Aux Européens d’inventer une manière de vivre collectivement la démocratie. Un chantier qui occupera les prochaines générations de philosophes et de citoyens.

Guillaume de Calignon

Les Echos 27/01/2017