Le passé, nouveau signe extérieur de richesse

Dans leur dernier essai, les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre décrivent une «économie de l’enrichissement» qui utilise patrimoine et made in France pour vendre toujours plus d’objets, toujours plus chers.

Notre monde est-il celui de l’immatériel, de l’intelligence artificielle et de l’économie numérique ? Voilà que les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre publient une somme qui démontre le contraire : portés par un plaisir non dissimulé du paradoxe, ils remettent la matérialité de la marchandise au centre des échanges économiques. «Jamais peut-être les objets ne nous ont tant entourés, soutient Boltanski (lire ci-contre). Les êtres humains étant des êtres de corps, je ne vois pas très bien comment l’économie immatérielle pourrait suffire à les satisfaire.»

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Gisement

Dans Enrichissement : une critique de la marchandise, qui paraît ce jeudi chez Gallimard, ils vont même plus loin. Depuis les années 70, disent-ils, le capitalisme a muté pour entrer dans une nouvelle phase qui tire sa substance du passé et valorise ses produits en racontant des histoires. C’est ce qu’ils appellent «l’économie de l’enrichissement», un modèle très éloigné des fantasmes futuristes dont on aime se gargariser.

Industrie du luxe, tourisme haut de gamme, patrimoine, antiquités, art contemporain, gastronomie estampillée «authentique», immobilier d’exception… tous ces secteurs, loin d’être autonomes, fonctionnent de concert et font système, exploitant le même gisement, le passé. C’est là le principal apport de l’ouvrage : avoir conceptualisé et nommé ce qui ne se dévoile pas. Car «l’économie de l’enrichissement» ne dit pas son nom, fonctionne en toute discrétion avec des dispositifs particuliers de valorisation des objets, selon le principe de la collection notamment. Dans «les Structures de la marchandise», partie analytique de leur essai, les deux sociologues retracent ainsi le chemin théorique, commercial et mathématique qui permet d’associer un objet à un prix.

Plus largement, Enrichissement… poursuit une critique du capitalisme entamé en 1999 avec le Nouvel Esprit du capitalisme, écrit par Luc Boltanski et Eve Chiapello (Gallimard). Critique du système sous l’angle du travail, le Nouvel Esprit… décrivait alors une économie qui récupère à son profit les valeurs portées jusque-là par la contre-culture : l’imagination, l’autonomie, l’initiative désormais accordées au travailleur. Critique cette fois de la marchandise, Enrichissement… dresse les contours d’un monde où le créateur, ce travailleur imaginatif du Nouvel Esprit… se retrouve, «exploiteur et exploité». «Cette « classe créative » qui s’est développée – designers, artistes, etc. – travaille beaucoup, dans des conditions souvent précaires, remarque Boltanski. Elle tend à s’autoexploiter puisqu’elle est à elle-même l’entreprise dont dépend sa survie.»

Rentiers

Dans la lignée d’un Piketty et de son Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013), Boltanski et Esquerre montrent que l’économie de l’enrichissement profite avant tout aux rentiers – ceux qui détiennent déjà un patrimoine – et les enrichit même. C’est bien la création de ces nouveaux dispositifs inégalitaires que cible le livre, et non une critique du commerce. «Pas de société sans commerce, Fernand Braudel le dit très bien», rappelle Boltanski. Pour ce livre écrit en quatre ans, les deux sociologues revendiquent le mode artisanal, entre flânerie, documentation fleuve et entretiens informels d’acteurs économiques ; et le chat de «Bolto» sur les genoux durant les longues heures d’écriture.

«Une économie profondément inégalitaire»

Pour les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, ce marché, entre valorisation de la chaise Prouvé et du sac de luxe, n’a pas besoin des pauvres, en tant que consommateurs, et «exploite» le filon des plus des fortunés.

L’économie de la culture, c’est 57,8 milliards d’euros de valeur ajoutée par an, sept fois plus que l’industrie automobile. Celle du luxe ? 40 milliards d’euros de chiffre d’affaires. En revanche, aucun chiffre ne cerne le poids de ce que les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre appellent «l’économie de l’enrichissement» dans leur dernier essai, Enrichissement : une critique de la marchandise (Gallimard). Pourtant, luxe, culture et art ne cessent de se nourrir mutuellement pour valoriser et vendre leurs objets, profitant de la promotion du passé et du «made in France». Ce marché s’adresse aux plus riches et exclut ceux qui n’ont ni patrimoine ni histoire. Un marché qui ne dit pas son nom, remarquent les deux sociologues. De l’exploitation en toute discrétion ?

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Ces trente dernières années ont vu l’émergence de ce que vous nommez «l’économie de l’enrichissement». Comment définir cette nouvelle étape du capitalisme ?

Luc Boltanski : Contrairement à ce qu’on prédisait parfois dans les années 70, nous ne sommes pas entrés dans une société postindustrielle. Nous sommes toujours entourés de produits manufacturés, plus encore que dans les années 70. Mais la fabrication de ces produits ainsi que les emplois de l’industrie ont été délocalisés dans des pays à faible salaire. Dans les pays occidentaux notamment, s’est peu à peu développée une économie de l’enrichissement, dont la principale caractéristique est qu’elle ne produit pas, mais qu’elle crée de la richesse à partir de choses qui existent déjà. Son gisement principal est constitué par le passé : elle met en valeur des objets venus du passé, parfois même considérés comme des déchets. Dans l’immobilier, les immeubles des quartiers insalubres, comme ceux de la Tamise à Londres où se passaient les romans de Dickens, sont transformés en lofts pour des gens très riches. Dans la sphère des objets, des choses jusqu’ici peu valorisées deviennent des objets de collection, comme le mobilier dessiné par Jean Prouvé et Charlotte Perriand, à destination de la cité universitaire dans les années 50, et revendus comme objets de collection aux enchères ces dernières années à des prix élevés.

Ce rapport au passé, montrez-vous, joue aussi pour des objets fabriqués aujourd’hui ?

Arnaud Esquerre : Ce qui fait le prix d’un parfum de luxe ou d’un sac Vuitton – à l’étranger notamment – c’est qu’ils se revendiquent d’une fabrication en France et d’une marque ancrée dans le passé. Même l’art contemporain peut être analysé dans le cadre de ce processus. L’art n’existe qu’à partir d’un travail de «mise en art», qui consiste à amener à regarder une œuvre comme si elle était déjà dans un musée. C’est-à-dire à la regarder aujourd’hui depuis un point dans l’avenir, comme si elle était éternelle.

Pourquoi avoir baptisé ce nouveau moment du capitalisme, l’économie «d’enrichissement» ?

L.B. : Parce qu’il faut «enrichir» les objets déjà existants pour leur donner une nouvelle valeur, comme on le dit de l’enrichissement d’un vêtement ou d’un métal. Cet enrichissement passe par la création d’un «effet collection» – on montre que l’objet manque à une série -,et d’une histoire qui le rattache à une personnalité ou à un événement. Si l’enrichissement ne fonctionne pas, l’objet retombe à l’état de vieillerie. Mais il y a un autre sens à ce terme d’enrichissement : cette économie est surtout destinée aux plus riches. Alors que l’économie industrielle, qui s’est redéployée en France à partir de 1947 et jusque dans les années 80, visait à vendre à la bourgeoisie, puis aux classes moyennes et enfin aux classes populaires des objets produits en série tels que les automobiles, l’électroménager, etc. l’économie de l’enrichissement, elle, n’a pas besoin des pauvres, en tant que consommateurs du moins. Elle «exploite» les riches, si on peut dire !

Cette économie de l’enrichissement recouvre des secteurs très divers…

A.E. : Le tourisme – haut de gamme, qui s’est beaucoup développé en France ces dernières années -, la brocante, les salons d’antiquité, les galeries de peinture, l’art contemporain, la mode et le luxe. Ce dernier représente l’une des principales ressources de la France en termes d’exportations, aux côtés de l’armement. Nous y incluons le luxe alimentaire : les grands crus, les produits locaux (foie gras, huîtres) dont la mise en valeur s’appuie sur la création de nombreux labels et sur le travail de professionnels du marketing. C’est ainsi que la châtaigne des Cévennes, autrefois symbole de la pauvreté, peut être mise en valeur comme un aliment de grande gastronomie. Nous rangeons enfin dans l’économie de l’enrichissement la patrimonialisation, c’est-à-dire la mise en valeur de lieux de mémoire, qui deviennent ainsi des pôles d’attractions touristiques et font aussi grimper les prix de l’immobilier résidentiel. Aujourd’hui, dans certains quartiers, des agences immobilières présentent leurs produits comme de «l’immobilier de collection».

En tout, combien pèse cette économie de l’enrichissement ?

A.E. : On peut indiquer que le tourisme est estimé à environ 7,5 % du PIB, et que les chiffres d’affaires de LVMH et Kering s’élèvent, cumulés, à près de 50 milliards d’euros. Mais il est très difficile de donner un chiffre global avec précision : la Comptabilité nationale a été construite sur la base de l’économie industrielle, et ne rend pas la mesure de ces récentes mutations. Personne n’aurait l’idée de mettre dans la même catégorie statistique un fabricant de sacs en croco, un conservateur de grand musée et un journaliste spécialiste du vin. Il ne s’agit pas seulement d’un effet retard sur la réalité. D’une certaine façon, l’économie de l’enrichissement fonctionne sur la dénégation. Le type de biens sur laquelle elle repose tire sa valeur d’une conception de l’art, de la culture, de la tradition, justement envisagée comme l’opposé de l’argent. Pas besoin de nier que la vente d’avions est destinée à faire un profit. Mais quand on met en valeur le beau cœur d’une ville ancienne, mieux vaut ne pas dire clairement qu’il s’agit d’attirer des touristes étrangers afin de rapporter des millions.

Ce nouveau capitalisme a largement profité du rôle de l’Etat dans la valorisation de la culture et du patrimoine. Jack Lang, promoteur de l’économie de l’enrichissement ?

L.B. : On peut d’ailleurs regretter que Hollande n’ait pas pleinement compris l’importance économique de la culture, ce qu’avaient très bien saisi Mitterrand et Lang. Le marqueur, au fond, c’est le milieu des années 70 : le nombre d’ouvriers industriels commence à décliner, et les objets anciens, considérés comme bons pour la casse au moment du modernisme, commencent à être réhabilités. Les pavillons Baltard dix ans après n’auraient pas été détruits. L’arrivée des socialistes en 1981 est un tournant pour «l’économie de l’enrichissement». Le fameux discours de Mexico de Lang, en 1982, modifie les contours de la façon dont la culture est envisagée. Jusqu’alors, le «régime Malraux» dressait deux oppositions radicales, d’une part, entre l’économie et la culture, comparable à l’opposition entre le corps et l’âme, et, de l’autre, entre la culture commerciale et celle de l’élite, transmise par l’école. Jack Lang modifie complètement ce cadre. Il développe cette idée : sans économie, sans argent, pas de culture. Mais il pressent aussi que la culture peut être une source d’enrichissement économique. La croissance continue du nombre d’étudiants commençait à créer des problèmes importants, compte tenu du chômage.

Justement, qu’est-ce qui provoque l’émergence de l’économie de l’enrichissement ?

L.B. : Giovanni Arrighi, à la suite de Fernand Braudel, a bien montré que le type de capitalisme industriel qui se met en place après la Seconde Guerre mondiale arrive à un palier au milieu des années 70. La surcapacité productive, l’accroissement des coûts du travail dû aux luttes ouvrières ont entraîné une diminution du profit des actionnaires. La «crise», dont on parle à tout bout de champ, est le résultat du processus par lequel le capitalisme est sorti de cette ornière : un reengineering des entreprises qui s’est traduit par une augmentation du chômage, des délocalisations favorisées par la dérégulation financière et la mise en place de cette économie de l’enrichissement reposant sur des produits «enracinés» dans un territoire. D’un côté, la provenance française de ces objets est devenue un argument fort d’accroissement de leur prix, de l’autre, ce sont les acheteurs potentiels que l’on a délocalisés, sous la forme des touristes. Le développement de l’économie de l’occasion, du vintage, de la pièce unique luxueuse a enfin été le moyen d’inciter les consommateurs à acheter encore, malgré la saturation du marché.

Vous mettez en avant quatre scénarios de mise en valeur de l’objet, dont la forme collection ?

L.B. : Dans cet univers de marchandises extrêmement diverses, quels arguments vont permettre de justifier ou de critiquer les prix des marchandises ? La collection en est un. Ce qui fait la valeur de la chose va être sa place dans une série, je veux un château Latour de telle année, ou bien elle va être associée à la fabrication d’histoires qui vont faire la valeur de la chose. Mais cette forme de mise en valeur n’existe pas indépendamment de trois autres que nous appelons : standard, tendance et actif. Chacune inscrit la marchandisation dans un rapport propre au temps, et joue sur la manière dont une chose est présentée pour être vendue.

Dans l’économie de l’enrichissement, la valeur est aussi portée par des récits, du storytelling de marque ?

A.E. : Mais il y a toujours des récits. Dans une large mesure, l’économie, comme le reste, est supportée par des modes de présentation de l’objet, par des histoires et par des processus qui créent des manques et les perspectives pour les remplir. Il n’y a pas de raison de faire une différence profonde entre la sociologie qui s’intéresserait à la construction de la réalité et l’économie qui serait une espèce de science physique à l’ancienne. C’est le même monde. Cependant, dans l’économie de l’enrichissement, les récits sont importants pour mettre en valeur des objets, c’est-à-dire pour justifier leur prix élevé, et le fait que ce prix peut s’accroître dans le temps, alors que ces objets ne sont pas destinés à un usage.

Cette économie de l’enrichissement transforme-t-elle les relations de travail ?

L.B. : Bien sûr. Dans cette économie, la richesse va à ceux qui ont un capital venu du passé. Ceux qui n’ont rien ont certes une place, mais en tant que «serviteurs». Ils vont entretenir des lieux de visites, travailler chez des artisans qui nettoient des façades ou restaurent les poutres d’un appartement. Deux groupes peuvent au contraire tirer profit de cette économie : avant tout ceux qui possèdent un patrimoine (immobilier, objets anciens, art contemporain) et, dans une moindre mesure, ceux qui ont un capital culturel, comme dit Bourdieu, qui leur permet de créer les histoires ou des dispositifs sériels à l’intérieur desquels les objets vont acquérir leur valeur. Les premiers sont les rentiers, et les autres, les créateurs – venus d’études universitaires, plutôt littéraires, artistiques ou sciences sociales, et qui doivent s’organiser comme des autoentrepreneurs. Enfin, il y a les laissés-pour-compte, ceux dont le passé n’est pas «valable». Les agriculteurs, voisins d’une église romane dans un charmant village de l’Aubrac ou de Bourgogne, peuvent valoriser leur passé, parler de leur église, de leur famille. Mais un fils d’ouvrier originaire du Maghreb, dans une ville ouvrière en déclin, n’a rien de son passé qui soit actuellement reconnu pour produire de la richesse.

L’économie de l’enrichissement est donc inégalitaire ?

A.E. : Non seulement elle crée des inégalités, mais elle enrichit les plus riches. L’économie industrielle était source d’inégalités, mais les luttes sociales ont permis de les réduire. L’économie de l’enrichissement crée des inégalités contre lesquelles, pour l’instant, il n’y a pas de lutte. Les disparités se développent de deux façons. Au niveau des produits, alimentaires notamment, où il existe une dualisation entre les produits industriels, destinés aux pauvres, et les produits «à l’ancienne», comme on dit, et de qualité pour les riches. Au niveau du travail ensuite, les travailleurs de la culture sont les prolétaires de l’économie de l’enrichissement. Ils subissent de nouvelles formes d’exploitations car ils sont les commerçants d’eux-mêmes et s’autoexploitent. Leur travail n’est pas limité dans des heures de travail pouvant donner lieu à des revendications. Toute la construction sur laquelle reposait la distinction centrale dans le libéralisme entre l’achat de la force de travail et l’achat du travailleur tend à disparaître. C’est lui-même que le créateur vend, et c’est l’ensemble de son temps dont il ne mesure pas la durée qui peut devenir source d’exploitation.

Le créateur est complice ou collaborateur malgré lui ?

L.B. : Il est à la fois exploité et exploiteur du fait de la passion qu’il nourrit pour la culture et l’art, et dont tout le système joue et profite.

Comment créer une résistance à cette économie ?

A.E. : Il y a probablement plusieurs pistes à explorer, qui vont de la réduction de l’incertitude dans l’organisation du travail des plus précaires, par un revenu universel, à une répartition différente des profits de l’économie de l’enrichissement, en passant par l’ouverture de l’écriture de l’histoire à tous. Mais c’est d’abord aux acteurs de cette économie de l’enrichissement d’imaginer cette résistance ! Nous sommes là pour produire des analyses. A la différence de Marx, nous ne faisons pas les deux boulots ! Et c’est le devoir des politiques de trouver des dispositifs qui redistribuent la richesse de la manière la plus juste.

Libération 02/02/2017