Uber : un miroir aux alouettes pour les jeunes des cités ?

 

Les créations de sociétés de VTC ont explosé dans les quartiers populaires. La firme américaine affirme lutter contre les discriminations mais beaucoup de chauffeurs se sentent aujourd’hui pris au piège.

Au deuxième étage du Fashion Center de la rue Victor-Hugo d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), on trouve des magasins de chaussures par dizaines, un restaurant asiatique, des plantes vertes en pot, des courants d’air et, à côté des ascenseurs, le nouveau centre d’accueil d’Uber. Un local feutré, avec musique d’ambiance et linoléum gris, que l’on croirait sorti d’un catalogue de décoration.

Amer patiente sur l’un des poufs. Il a vingt-cinq ans, de toutes petites lunettes et un tas de papiers administratifs dans les mains. Il est originaire du Val-de-Marne. « Je suis venu déposer un document pour mon frère. Il est capacitaire [personne employant plusieurs chauffeurs], il veut enregistrer un nouveau chauffeur qui doit travailler pour lui. » Il scrute un écran sur lequel s’affichent les noms des personnes appelées aux guichets de renseignement.

« Voir ce que cela donne »

Non loin de lui, Moïse, cinquante-trois ans, attend aussi, sa sacoche sur les genoux. Il est éboueur pour 1.300 euros par mois et vit dans la banlieue d’une grosse ville de province. « Ce n’est pas assez » pour faire manger sa famille. Il a pris un congé sans solde pour tenter sa chance comme chauffeur VTC il y a trois mois et « voir ce que cela donne ».

Si ça marche, il démissionnera de son CDI. Tout autour d’eux, d’autres chauffeurs attendent d’être appelés à l’un des guichets. Des hommes à une écrasante majorité, jeunes pour la plupart, originaires des quartiers populaires pour la quasi-totalité.

Si Uber a décidé, à l’automne 2016, d’installer son centre d’accueil en Seine-Saint-Denis, il s’agit de tout sauf d’un hasard. « Nous avons constaté que nos chauffeurs partenaires venaient essentiellement des quartiers prioritaires. Il fallait que l’on se rapproche d’eux », explique une porte-parole de la firme californienne.

Les créations d’entreprises de VTC – qu’elles roulent pour Uber, LeCab ou Chauffeur Privé – ont explosé dans les départements d’Ile-de-France en 2015 et 2016. Les greffes des tribunaux de commerce en attestent. En Seine-Saint-Denis, par exemple, l’an dernier, le « transport de voyageur par taxi » a été le premier secteur de création d’entreprise.

1.106 sociétés ont été montées, très loin devant le secteur d’activité suivant, qui n’en comptabilisait que 411. Dans l’Hexagone, 22.000 emplois ont été créés sur les six premiers mois de l’année 2016, selon une étude du Boston Consulting Group (BCG) commandée par Uber et publiée en novembre 2016.

Argument de séduction

Chez Uber, on assure que le recrutement de chauffeurs issus des quartiers populaires « n’était pas une stratégie pensée au départ ». La compagnie s’est toutefois empressée d’en faire un argument de séduction, avançant que, chez elle, il n’y a pas de « discrimination au nom, à l’adresse ou à la couleur de peau » – autant de freins à l’embauche ­connus de longue date et que les zones franches urbaines (ZFU), les CV anonymes et trente ans de politique de la ville ne sont pas parvenus à corriger durablement.

Au début de l’automne 2016, Uber a ainsi mis sur pied une opération baptisée « 70.000 entrepreneurs ». Dix villes de banlieue aux taux de chômage élevés – Bagnolet, Montreuil, Argenteuil, Aulnay-sous-Bois… – ont été visitées à grand renfort de tentes et de flyers pour inciter les jeunes à tenter le métier de chauffeur. L’Adie, Planet Adam et Pôle emploi étaient de la partie.

C’est un métier difficile où il faut beaucoup travailler

« Nous finançons tous les entrepreneurs, quel que soit leur type de projet », assure l’Adie. L’organisme de microcrédit octroie en moyenne 4.800 euros sur deux ans à un chauffeur VTC pour qu’il puisse se former, acquérir ou louer sa voiture. 177 personnes ont obtenu un financement en 2015, 180 en 2016. Planet Adam, qui conseille les futurs entrepreneurs, dit avoir accompagné de 30 à 40 projets dans le VTC au cours de l’année écoulée.

« Il faut prévenir les créateurs d’entreprise que c’est un métier difficile où il faut beaucoup travailler. Mais en aucun cas nous ne les dissuadons. Nous leur conseillons de multiplier les plates-formes. » Certaines, comme Marcel Cab, plus confidentielles qu’Uber, prennent une commission moins élevée, ce qui profite aux chauffeurs.

« Pas plus de 3,50 euros net de l’heure »

En banlieue, tous ne voient cependant pas Uber d’un bon oeil. Stéphane Peu, adjoint (PCF) à la mairie de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), est de ceux-là. Il estime qu’un millier de personnes sur sa commune se sont essayées à Uber. Des jeunes surtout, issus de quartiers où le chômage frise les 40 % chez les garçons de moins de 35 ans.

« Au départ, Uber a été perçu comme une opportunité pour lutter contre les discriminations à l’adresse ou au nom de famille. Beaucoup se sont dit que c’était un moyen de sortir du travail au noir, raconte l’élu. Aujourd’hui, ils en reviennent. Ils se rendent compte qu’une fois toutes les charges payées, ils ne travaillent pas pour plus de 3,50 euros net de l’heure. » Il grince des dents : « C’est de l’esclavage. » Quant à l’entreprise que les « chauffeurs partenaires » ont dû créer, impossible de clore les statuts à moins de verser 2.000 euros, assure l’édile.

« Il faut revoir le statut de l’autoentrepreneur pour sécuriser le travail des chauffeurs », juge pour sa part Anthony Daguet, élu PCF d’Aubervilliers. « 20 % de ce que perçoit Uber repart à la maison mère en Californie. Ce n’est pas normal qu’un cinquième d’une richesse produite sur le territoire national file à l’étranger. »

Selon l’étude du BCG, 65 % des 22.000 chauffeurs Uber recrutés en France au premier semestre 2016 seraient sous statut Loti, c’est-à-dire travaillant pour un capacitaire. Le statut le plus précaire, de l’avis de tous. Car, en plus de la commission de 25 % à reverser à Uber depuis décembre dernier (contre 20 % auparavant), le conducteur doit aussi rendre une part de ce qu’il gagne à son capacitaire.

Lundi 16 janvier, il gèle à pierre fendre et, sur la place de la Bastille, à Paris, des chauffeurs mécontents ont installé un camion-podium blanc, une sono et une tente en plastique que le vent d’hiver gonfle par instants. C’est jour de manifestation « contre Uber et ses pratiques ».

Une de plus après les blocages de décembre 2016. Il n’y a pas grand monde. De 50 à 100 personnes tout au plus, engourdies de froid, qui se massent autour du podium depuis le petit matin et tapent le sol du pied pour amener le sang aux orteils engourdis. Trois hommes, en gilet de la CFDT, discutent, adossés au capot d’une belle berline noire. Ils viennent de la Seine-Saint-Denis et du Val-d’Oise, roulent de 50 à 70 heures par semaine pour « 75 euros net par jour ».

« Je sors sept jours sur sept. Sinon, je ne peux pas payer mes charges », dit l’un d’eux. Un autre chauffeur s’approche. Il vient de L’Isle-Adam (Val-d’Oise) ; il travaille depuis février 2016 pour les plates-formes VTC. « Toutes les applications nous arnaquent, que ce soit LeCab, Chauffeur Privé ou Uber… » Il ajoute : « Uber dit que l’on peut bosser pour d’autres, mais ils sont majoritaires. On ne peut pas se passer d’eux. »

Il déroule la liste de ses charges comme on égrènerait la liste des provisions au supermarché : 930 euros à payer chaque mois pour le leasing de sa Mercedes Classe E ; 250 euros pour son assurance ; 20 euros quotidiens d’essence, à quoi s’ajoutent la TVA, le RSI, l’Urssaf…

« Je roule tous les jours de la semaine et je ne vois pas ma fille grandir. » Il dit ne pas s’être versé de salaire depuis trois mois. « C’est ma femme qui paie le loyer. » Pourquoi ne pas arrêter tout bonnement ? « J’aimerais bien… mais je ne peux pas. Je dois payer mon leasing jusqu’au bout. Je me suis engagé sur quatre ans. » Il esquisse un sourire triste : « Je suis pris dans les mailles du filet. »

« Ni dealer ni Uber, on veut être des travailleurs indépendants »

Le 2 novembre 2016, invité sur le plateau de Mediapart, Emmanuel Macron a défendu Uber, déclarant que la firme permettait aux jeunes qui dealent de trouver un emploi légal. La remarque n’a pas vraiment été appréciée chez les chauffeurs banlieusards. Sur le podium, ce 16 janvier, un homme a pris le micro.

Il s’époumone devant l’assistance clairsemée : « Macron, je ne suis pas à Stains, là, je ne suis pas au Clos [référence au quartier du Clos-Saint-Lazare dans la ville de Stains, réputé pour le deal de l’héroïne], je suis à Bastille, à Paris. On ne veut être ni dealer ni Uber, on veut être juste des travailleurs indépendants. » La foule applaudit.

« Macron dit que les jeunes de banlieue sont des dealers, c’est n’importe quoi, abonde Stéphane Peu. L’immense majorité veut seulement avoir une famille et pouvoir la nourrir. » Pour trouver une issue au conflit entre chauffeurs et Uber, le gouvernement a nommé un médiateur début janvier, Jacques Rapoport. A la suite des conclusions de son rapport, la firme californienne a fait des propositions pour aider les conducteurs les plus en difficulté.

Uber aurait en tout cas eu une vertu insoupçonnée dans les quartiers déshérités : offrir un travail aux personnes ayant un casier judiciaire, pour qui l’accès à l’emploi est encore plus ardu. « En un certain sens, Macron a raison », juge l’anthropologue spécialiste de la consommation Fanny Parise. Sur les soixante personnes qu’elle a interrogées dans le cadre d’une étude, quarante avaient des antécédents judiciaires.

Uber est aujourd’hui souvent la seule solution pour ceux qui veulent travailler et n’ont rien trouvé d’autre à cause de leur casier

« Uber est aujourd’hui souvent la seule solution pour ceux qui veulent travailler et n’ont rien trouvé d’autre à cause de leur casier. C’est le dernier recours dans l’économie légale pour ceux qui ont un jour été dans la délinquance », explique-t-elle, précisant que cela ne concerne que les chauffeurs roulant pour des capacitaires.

Mais, là encore, ce n’est pas forcément la panacée. Serge, trente-six ans, originaire d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), traîne un casier « pour de vieux trucs », explique-t-il lorsqu’on le rencontre, une soirée de janvier, dans un café du Sud-Est parisien. Il a été chauffeur pour Uber durant un an, entre 2015 et 2016. Il conduisait une grosse Peugeot 508, qu’il louait au mois pour plus de 2.000 euros.

« Uber, c’est le seul truc légal que l’on puisse faire sans avoir quelqu’un au-dessus de sa tête quand on a une condamnation », dit-il. La plupart des chauffeurs roulant pour des capacitaires qu’il connaît étaient dans la même situation que lui. Serge a pourtant cessé de faire le chauffeur en février 2016. Arguant des heures à rallonge et de sa femme, qu’il ne voyait qu’en coup de vent.

Les Echos 07/02/2017