Les désespérés de la démocratie

Plus encore que du vote Le Pen, notre démocratie risque de mourir de l’indifférence de certains électeurs, prévient le politologue Brice Teinturier.

Il y a la version polie : « plus rien à faire ». Et la version familière : « plus rien à foutre ». Deux modes d’expression qui recouvrent deux degrés d’un dépit citoyen à l’égard d’une démocratie perçue comme ne produisant plus ni résultat économique ni morale publique. Parce qu’elle en vient à ne plus du tout s’intéresser à la politique ou à voter pour Marine Le Pen, cette France du « Plus rien à faire, plus rien à foutre » menace gravement notre démocratie, prévient le politologue Brice Teinturier dans un livre qui appelle déjà le prochain président élu à tout mettre en oeuvre pour empêcher une nouvelle déception, mortifère pour notre démocratie.

A cinq ans – un quinquennat – de distance, le directeur général délégué d’Ipsos tire un constat assez analogue à celui qu’avait dressé François Miquet-Marty, président de Viavoice, dans « Les Oubliés de la démocratie » (Michalon), éclairant voyage parmi les désengagés de la politique. Déconvenues économiques, manque de vision collective, identité nationale en question, défaut d’exemplarité de ceux qui nous représentent ou nous gouvernent, crise du leadership : cinq ans après, les causes du phénomène n’ont pas fondamentalement changé. Son ampleur, si.

Deux types de désengagement

En s’appuyant sur plusieurs sondages, Brice Teinturier estime que cette attitude de rejet, qu’il synthétise sous l’acronyme PRAF (« Plus rien à faire ») « touche environ 29 % des Français : ceux qui sont aujourd’hui dégoûtés par la politique (20 %), ou qui n’éprouvent plus pour elle que de l’indifférence (9 %) ». Cependant, l’auteur ne s’en tient pas à ce chiffre. Il s’efforce de distinguer, parmi les désintéressés de la politique, ceux qui ne l’ont jamais été de ceux qui le sont depuis peu ; en d’autres termes, un désengagement structurel d’un désengagement conjoncturel. Les désengagés profonds, ces citoyens perdus pour la vie de la cité, qui ne s’intéressent ni à la politique ni à la présidentielle, Brice Teinturier les évalue tout de même à 10 % de la population, soit environ 4 millions d’électeurs.

Beaucoup plus stratégique est la population de ce qu’il nomme « les réengagés potentiels » : «  Cet électorat est typiquement celui qui, détaché de la politique et se reconnaissant parmi les déçus (de Chirac ou de Jospin), fut réactivé et remis dans le jeu de l’élection en 2007 sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal ou François Bayrou, grâce à la nouveauté qu’ils incarnaient chacun à leur manière ». Cette France du « PRAF modéré », récupérable en quelque sorte, représentait, fin 2016, 40 % de la population, soit 18 millions d’électeurs.

C’est de son comportement lors de la présidentielle que dépendra, pour le directeur général délégué d’Ipsos, le basculement « dans une autre époque, déjà amorcée, de régression ou de mutation démocratique profonde ». Certes, en dépit des intentions très élevées attribuées en ce moment à Marine Le Pen, « tous les PRAFistes ne sont pas des frontistes », analyse finement Brice Teinturier, pour lequel, dans leur immense majorité, les Français qui sont totalement « dégoûtés par la politique déclarent aussi n’avoir aucune envie de voter pour elle ». C’est parmi ceux qui se sont désengagés assez récemment de la politique et parmi ceux qui sont prêts à se réengager que la présidente du Front national exerce une attraction supérieure à son score moyen. « A l’occasion de la présidentielle, Marine Le Pen permet à cette frange d’électeurs de revenir dans le jeu. Nombreux, ils constituent le vivier principal dans lequel elle peut piocher, candidate efficace non pas pour réconcilier les Français avec la politique en général mais au moins, incontestablement, pour éviter qu’une partie d’entre eux se réfugie dans l’abstention ». Pour autant, le directeur général d’Ipsos ne semble pas penser que la mobilisation de ces Français qui n’en ont « plus rien à faire, plus rien à foutre » sera suffisante pour permettre l’élection de Marine Le Pen, cette fois-ci, à l’Elysée.

Légitimité perdue

Pour lui, le vrai danger pour notre démocratie est ailleurs, et d’une autre nature. Il ne vient pas d’un rejet de notre démocratie représentative, et les partisans d’un régime autoritaire restent très minoritaires dans notre pays. Il vient plutôt de l’ « indifférence » à l’égard d’un régime auquel ils finissent par ne plus trouver de légitimité parce qu’ils n’y trouvent plus d’intérêt personnel. Ni au travers des résultats, singulièrement décevants, de l’action publique, ni au travers de l’épanouissement des libertés individuelles.

« Notre malaise démocratique actuel, analyse Brice Teinturier, vient en réalité du fait que nous vivons dans un monde où l’essor d’Internet a accentué le divorce entre une sphère dirigeante taxée d’impuissance et une société qui développe ses propres capacités d’initiative et de responsabilité ». Et si Tocqueville s’était trompé ? Et si la démocratie devenue numérique était menacée, non pas par un excès de passion de l’égalité, mais par « la montée en puissance d’une autre valeur, la liberté individuelle » ? Ces deux maux ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, mais la thèse est intéressante. Elle aurait mérité un plus long développement pour donner à cet essai une autre dimension.
Les Echos