Pourquoi l’Allemagne ne cède-t-elle pas à la mode du «fact-checking» ?

Alors que les rubriques de vérification se multiplient partout, ce pays résiste étonnamment. Est-ce dû à un particularisme culturel ou aux vertus des responsables politiques ?

Aussi étonnant que cela puisse paraître, à l’ère de ladite «post-vérité» et des fake news («fausses informations») inventées à la chaîne en Macédoine, les médias allemands échappent à cette tendance journalistique qu’est le fact-checking politique («vérification des faits»). On a beau chercher parmi les onglets des grands titres de la presse germanique : les rubriques de «désintox» ou de «vrai/faux» n’ont actuellement pas d’équivalents, qui distribueraient des nein à Angela Merkel ou à Martin Schulz. Etonnamment, la seule chose qui est scrupuleusement vérifiée chaque lundi, est la crédibilité des épisodes de la série policière Tatort

L’absence de fact-checkers, dont la principale préoccupation consiste à corriger les déclarations fausses des personnalités publiques, signifie-t-elle que les politiques allemands ne mentent jamais ? Après tout, le travail de ces journalistes repose sur un matériau : le bobard. Sans lui, pas de «désintox».

Un mot pour deux types de vérifications

Avant de se lancer dans un décryptage des raisons qui expliquent l’absence de ces rubriques dans les médias allemands, il est important de préciser de quoi l’on parle, car, en allemand, l’expression fact-checking désigne aussi bien le travail effectué par Désintox que la vérification propre à un journal. Hauke Janssen, «entré en tant que fact-checker au Spiegel en 1991», et désormais directeur de sa dokumentation, est une institution en Allemagne. Avec son équipe de 70 experts, il veille à ce que l’hebdomadaire soit publié «sans fautes» journalistiques chaque samedi.

En 2011, lors du festival international de journalisme de Perugia, en Italie, le vérificateur du Spiegel croise Bill Adair, le fondateur de PolitiFact, le site de vérification des déclarations des politiques américains, dont le travail colossal lors de l’élection présidentielle de 2008 sera récompensé d’un prix Pulitzer en 2009. De cette rencontre naît l’envie de développer ce format inédit en Allemagne. «Avec les rédacteurs en chef du Spiegel, on s’est dit qu’on n’avait qu’à faire ça pour la campagne législative de 2013», explique-t-il. C’est ce fact-checking qui nous intéresse.

Premiers essais

Malgré le fait que ses collègues partagent un grand enthousiasme pour son Münchhausen-Check, le directeur de la documentation se retrouve tout seul à tenir la chronique sur le site du Spiegel à partir d’octobre 2012. A l’approche des élections législatives de septembre 2013, qui sert aussi à élire le chancelier, deux autres initiatives de fact-checking sont lancées de mai à septembre : le Faktomat du Zeit et le ZDFcheck de la chaîne de télévision publique allemande ZDF. Pour un bilan comptable assez maigre en termes de nombre de publications, comme on le voit sur ce graphique :

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Une fois Merkel réélue, le Faktomat est le premier à raccrocher les gants du fact-checking après seulement sept vérifications. Contacté par Désintox, un de ses coordinateurs, Jörg Burger, se dit d’abord satisfait par le travail effectué avant d’exprimer tout de même des doutes quant l’usage constant du fact-checking : «Selon notre expérience, la vénération qu’on porte au terme « fact-checking » est exagérée. Il suppose qu’il y a toujours des faits dans les discours des politiciens, que l’on peut vérifier avec une certaine clarté, alors que ce n’est souvent pas le cas. […] Je pense que c’est, entre autres, l’une des raisons pour lesquelles nous n’avons pas continué le Faktomat.»

Le ZDFcheck s’éteint aussi avec les résultats de l’élection du Bundestag, puis réapparaît ensuite pour suivre les élections européennes de mai 2014 et pour vérifier les idées reçues sur les deux Allemagnes à l’occasion des 25 ans de la chute du mur de Berlin. Seul le Münchhausen-Check continue de publier des vérifications après la victoire de Merkel, mais il finit par «s’endormir en mai 2015», admet Hauke Janssen. Ce sommeil est lié en grande partie au manque de temps dont dispose le vérificateur, trop occupé par le plan de restructuration du journal cette année-là et par la défense des postes des 70 vérificateurs qu’il dirige, ainsi qu’une certaine lassitude due à la réapparition régulière des mêmes intoxs.

«Vérification implicite»

Que ce soit le documentaliste du Spiegel ou le journaliste du Zeit, les deux hommes rejettent avec rire le théorème absurde selon lequel l’absence de fact-checkers implique une carence réciproque d’erreurs dans la bouche des politiques allemands. Comme s’il fallait insister, Jörg Burger rappelle qu’«en Allemagne, c’est le travail quotidien des journalistes de vérifier les déclarations des politiques. Elles ne manquent pas d’être évaluées, je pense, et on les trouve ainsi dans chaque quotidien». Idem, Hauke Janssen considère qu’une «vérification implicite» est réalisée par le journaliste dès la rédaction de l’article, ce qui explique que «le fact-checking ne fasse pas partie de la tradition journalistique allemande».

Pour le dire vite : nul besoin de rubrique dédiée de fact-checking puisque le journaliste politique allemand fait le travail… Si l’idée peut paraître plaisante, elle est facilement démontable. Quand en septembre 2015, le ministre de l’Intérieur allemand, Thomas de Maizière, invente qu’il y a 30% de faux Syriens parmi les réfugiés, certains médias comme Focus ne vont pas manquer de titrer sur ce chiffre (tout précisant plus loin qu’il s’agit d’une estimation du ministre). Dans les jours qui suivent, de nombreux journalistes vont indiquer le manque de sérieux du pourcentage, après avoir eu confirmation de la part du service de presse du ministère qu’il ne disposait pas de statistiques sur ce sujet. Cet exemple permet de se rendre compte qu’il y a, aussi bien en France qu’en Allemagne, des médias pressés de livrer des chiffres à leurs lecteurs et d’autres plus enclins à vouloir décortiquer ces données.

Finalement, la différence entre les deux pays est une question de présentation : dans certaines rédactions françaises, cette vérification serait publiée dans une rubrique de fact-checking, tandis qu’en Allemagne, l’article titré «Faux Syriens : comment le ministre de l’Intérieur attise une rumeur» figurera dans la rubrique politique.

Des dirigeants politiques difficiles à coincer

On voit qu’il y a donc aussi en Allemagne des personnalités politiques de premier plan qui racontent parfois n’importe quoi ou qui inventent des chiffres. Reste à savoir, à quelle fréquence ? Hauke Janssen considère que «contrairement à la France, à l’Italie ou aux Etats-Unis, où vous avez des cultures politiques d’opposition avec des personnalités comme Sarkozy, Berlusconi ou aujourd’hui Trump, qui défendent des opinions», la réélection d’Angela Merkel et la formation d’un gouvernement de grande coalition ont participé à une culture politique : «Les politiciens font de leur mieux pour ne rien offrir ou ne rien dire de concret, qui permettrait de les coincer.»

Quand elle n’est pas en campagne, la chancelière allemande semble donc maîtriser, à l’instar de François Hollande, l’art de s’exprimer de manière floue et d’échapper ainsi au radar de la vérification des faits. «La phrase la plus commentée d’Angela Merkel a été son « Wir schaffen das ! » [«nous y arriverons»] après l’arrivée des milliers de réfugiés en Allemagne», explique Hauke Janssen, avant de révéler la ruse de la cheffe du gouvernement : «Elle n’a jamais dit quand !»

Bien sûr, il existe un contre-exemple, que ne manque pas d’évoquer le fact-checker du Spiegel : «Quand il était chancelier, Gerhard Schröder avait déclaré que s’il n’arrivait pas à réduire le chômage significativement durant sa mandature, alors il ne méritait pas d’être réélu.» Il se souvient que l’hebdomadaire économique Wirtschaftswoche «indiquait donc à chaque fois où en était la promesse du chancelier». Dix ans plus tard, à propos d’une promesse d’«inversion de la courbe», on a pu observer le même zèle chez les journalistes français à chaque annonce des chiffres du chômage.

Montée du populisme

D’après Hauke Janssen, la formation d’une grande coalition CDU-SPD contribue à la baisse du nombre d’intoxs dans le débat public. Logique, quand les deux partis dominants jouent dans la même équipe, ils ont moins tendance à s’envoyer des contre-vérités et réduisent donc le travail des fact-checkers. Selon lui, «si les médias allemands avaient une rubrique de fact-checking, comme vous, ça serait ennuyeux. On passerait notre temps à vérifier chaque semaine les déclarations des représentants de l’AFD [extrême droite, ndlr] ou de Horst Seehofer», le leader bavarois qui n’a cessé de critiquer la politique migratoire de sa supposée alliée Angela Merkel.

Et c’est sans doute dans cette opposition, venue de la droite populiste, que le fact-checking va trouver son salut. La montée de l’AFD coïncide aussi, selon le fact-checker du Spiegel, «avec le développement du mouvement  post-factuel, où ces politiques énoncent leurs propres faits contraires à ceux d’un establishment dont font partie les médias traditionnels». Les insultes comme Lügenpresse («presse à mensonges») pourraient donc «conduire les médias allemands à se doter de rubriques de fact-checking», explique-t-il.

Pour l’instant, seule la chaîne de télévision ZDF a annoncé le lancement, dès le mois de mai, d’un hashtag, #ZDFcheck2017, pour accompagner la campagne. Au Spiegel, «le fact-checking politique pourrait être une option», glisse prudemment Hauke Janssen, sans trop vouloir s’avancer. Reste à savoir si l’arrivée de députés AFD au Bundestag lui permettra de survivre après l’élection.

Libération 28/02/2017