Hervé Marchal : « Il n’est pas facile de se déshabituer de la voiture »

Pour le sociologue, une ville sans voiture n’a de sens que si l’on cesse de construire des zones commerciales et de poursuivre l’étalement urbain.

Le sociologue Hervé Marchal a passé plusieurs heures avec une quarantaine d’automobilistes, dans leur voiture, sur leur trajet quotidien entre domicile et travail, pour les interroger et scruter leur comportement. Il en a tiré un livre, Un sociologue au volant. Le rapport de l’individu à sa voiture en milieu urbain (Téraèdre, 2014).

Qu’est-ce qui vous a surpris en observant l’attitude de ces automobilistes ?

Le trajet quotidien n’est pas forcément vécu comme une contrainte, mais comme un moment de pause, une routine reposante et agréable. Le parcours matinal ou vespéral est ponctué de seuils. Après le passage de tel échangeur, par exemple, le soir, on se dit : « Ici, ma journée finit. » Quand tout se passe bien sur la route, la voiture devient une bulle dans laquelle on se rend disponible, à l’écoute. Cela peut se matérialiser en discutant avec un passager, en écoutant la radio ou en réfléchissant à son quotidien. Dans sa voiture, on ne fait pas que conduire.

Est-on attaché à sa voiture ?

Beaucoup plus qu’on ne l’imagine. C’est un objet qui suscite un certain fétichisme. Même les gens qui se disent détachés investissent leur véhicule de manière étonnante. Certains automobilistes possèdent un modèle ancien, pas très bien entretenu, mais en tirent une sorte de fierté, qui est aussi une manière de se distinguer. On donne volontiers un surnom à son véhicule, on l’appelle « Titine ». L’objet devient un personnage, on lui prête des intentions, on dit « elle » pour la désigner.

Peut-on se déshabituer d’un tel objet ?

C’est possible, mais pas facile. Pour que le conducteur retrouve le même sentiment dans les transports publics, il faudrait envisager des transports collectifs comme on imagine la voiture. Ce pourrait être, par exemple, une succession de cockpits individuels qui seraient attachés les uns aux autres et se sépareraient ou se regrouperaient en fonction des itinéraires.

Les personnes que vous avez interrogées parviennent-elles à imaginer une ville où l’on limiterait fortement l’espace octroyé à l’automobile ?

Ces personnes ne s’opposent pas à l’évolution de la ville, mais à condition qu’elle demeure pratique pour eux et qu’ils restent tout aussi mobiles. Ces navetteurs peuvent reporter ou renoncer à l’usage de leur voiture, mais ils ont des attentes en termes d’aménagements et d’intermodalité.

Une « ville sans voiture » peut-elle faire apparaître de nouveaux outils ?

Oui, car elle est repensée dans ses fondements. On y retrouve une certaine sérénité, la concentration sonore baisse, nos sens sont amenés à se développer. On réinvente des formes relationnelles oubliées, une manière d’arpenter la ville, notre rapport au temps de trajet.

Par ailleurs, cette évolution réhabilite les autres modes de transport. De nouvelles prothèses technologiques, bornes sensorielles ou applications en ligne se mettent au service du piéton et du cycliste. Et cette transformation n’a évidemment de sens que si l’on cesse de construire des zones commerciales et de poursuivre l’étalement urbain.

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  • Olivier Razemon
    Journaliste au Monde

Le Monde 27/03/2017