La Norvège, championne de la voiture électrique

Les véhicules alimentés uniquement par une batterie représentaient 16 % des ventes de voitures neuves en 2016. Un record, fruit d’une politique d’incitations publiques qui se heurte toutefois à plusieurs obstacles.

Les propriétaires de voitures électriques habitant autour d’Oslo ont intérêt à se lever tôt le matin. Dans le centre de la capitale norvégienne, les places de parking équipées d’une prise sont très chères. « Si j’arrive ici après sept heures moins le quart, je suis sûr de ne plus en trouver une seule de libre », raconte Henning Heitmann, la quarantaine élégante, au troisième sous-sol d’un parking aux allures de bunker fraîchement repeint. Il travaille non loin de là, dans un cabinet d’avocats. Et, comme tant d’autres, il fait la navette tous les jours de la semaine entre son domicile, à une quarantaine de kilomètres d’Oslo, et le centre de cette ville de près de 700.000 habitants.

Les places de parking pour voitures électriques sont chères parce qu’elles sont… gratuites. Tout comme l’électricité, mise à disposition par la municipalité en quelque 1.200 emplacements. Et puisque ces mêmes véhicules sont exemptés de TVA à l’achat (25 %) et peuvent franchir gratuitement les péages installés sur les grands axes menant aux centres d’Oslo et d’autres grandes villes du royaume, un nombre croissant de Norvégiens ont décidé de s’en équiper. Une aubaine dans un pays où le coût de la vie est l’un des plus élevés d’Europe. D’autant que la conduite électrique a d’autres avantages : « Nous sommes autorisés à rouler dans les couloirs de bus pour entrer et sortir d’Oslo. C’est nettement plus rapide », ajoute Henning Heitmann, le sourire en coin.

Lancé dès les années 1990 et complété depuis, ce régime de faveur – qui comprend aussi un tarif réduit pour la vignette annuelle – a porté ses fruits. La Norvège est le pays qui compte le plus grand nombre de voitures électriques proportionnellement à la population (5,2 millions de personnes). Le 12 décembre dernier, l’Association norvégienne des voitures électriques (NEF) a fêté l’achat du cent millième véhicule fonctionnant uniquement sur batterie électrique. En 2016, il s’en est vendu 24.222 exemplaires (neufs) dans le pays. Soit 16 % du total écoulé cette année-là, record mondial. Une part qui grimpe à 29 % en ajoutant les 20.063 voitures hybrides rechargeables (VHR), alimentées à la fois par le courant et par un carburant traditionnel. Un segment (l’hybride) qui monte en force (34 % des voitures neuves enregistrées en janvier), en raison notamment du plus grand nombre de modèles disponibles, y compris dans les breaks, très prisés des familles norvégiennes.

Des véhicules thermiques lourdement taxés

Les mesures publiques d’incitation ont joué un rôle décisif dans cette percée. «  C’est l’abolition de la TVA qui fait la différence et rend ce type de voiture compétitif », pointe Christina Bu, la secrétaire générale de la NEF. Le visage de cette femme aux cheveux châtains est devenu familier à ses compatriotes, à force de plaider sa cause dans les médias. Sans ces aides estimées à plusieurs centaines de millions d’euros, « il aurait été impossible d’attirer autant de consommateurs vers une technologie dont ils ne sont pas encore vraiment sûrs, d’une autonomie réduite et servie par une infrastructure de recharge qui reste imparfaite », admet-elle. Aussi, pour donner un coup de pouce supplémentaire à l’électrique, les pouvoirs publics taxent lourdement les véhicules à moteur à essence et, qui plus est, les diesels, roulant au gazole.

Au gouvernement, on veut donner toutes ses chances aux voitures vertes, alimentées par un courant bon marché provenant à près de 100 % des barrages hydroélectriques installés dans le pays. La Norvège a pris de l’avance dans ce créneau, grâce à une poignée d’ingénieurs têtus ayant conçu, malgré les quolibets, leurs propres véhicules il y a plus de vingt-cinq ans (Think, qui a fait faillite depuis) ou repris une marque pour la développer (la Buddy, rachetée à des Danois). Favoriser le véhicule électrique est devenu ensuite un moyen de réduire les émissions de CO2. L’armada actuelle y contribue « à hauteur d’au moins 185.000 tonnes par an », selon l’Institut de l’économie du transport. En adoptant rapidement cette nouveauté, des célébrités – le prince héritier Haakon, le chanteur du groupe pop norvégien a-ha – lui ont donné un petit côté glamour. Quant à l’image de la Norvège, elle sort plutôt grandie de cette aventure. Celle d’un pays qui, bien que producteur de pétrole (le treizième mondial), occupe une place de choix parmi les pionniers de la mobilité électrique. A l’étranger, militants écolos et constructeurs automobiles tirent leurs chapeaux.

Ketil Solvik-Olsen est bien placé pour le savoir. Ministre des Transports, il s’est rendu chez l’américain Tesla et d’autres fabricants. Pas dans le but d’entendre des louanges, mais pour mesurer l’état des avancées technologiques dans ce qui, au niveau mondial, reste une niche. « Nous avons besoin d’un coup de main des constructeurs pour réussir », confiait-il en marge d’un « sommet nordique » des véhicules électriques, début février à Drammen, près d’Oslo. Lui et le parti politique qu’il représente – le Parti du progrès, une formation populiste de droite – ne sont pas de chauds partisans des subventions publiques ni d’une fiscalité élevée, loin de là. Mais dans ce dossier comme dans d’autres, ils ont fait des compromis depuis leur entrée au gouvernement dirigé par la conservatrice Erna Solberg, en 2013.

Si Ketil Solvik-Olsen continue à « bichonner » sa très gourmande Cadillac de 1985 ( « certains collectionnent bien des tableaux ou des timbres ! »), il s’est converti à un discours plus consensuel. « Bien sûr qu’il nous faut traiter l’impact de la voiture sur l’environnement, le bruit et l’espace public. Le marché ne le fera pas sans intervention de l’Etat. C’est pour cela que nous investissons dans les infrastructures de transports publics. Nous ne voulons pas d’autoroutes à 16 voies pour entrer et sortir d’Oslo. Nous préférons plus de couloirs pour les trains et les bus. » Le problème, c’est que ces infrastructures publiques ne sont pas encore à la hauteur des besoins ni des attentes de bien des habitants du rand Oslo.

En semaine, les autobus verts de la compagnie régionale sont bondés aux heures de pointe. L’hiver, il faut battre la semelle dans le froid. Comme Per Knudsen, qui a laissé sa voiture au garage, « pour voir ». « Pas évident, on est habitué à son confort… », grimace ce quinquagénaire à l’arrêt de Lysaker, à l’ouest d’Oslo. L’abonnement coûte entre 80 et 200 euros par mois, selon les zones. Et lorsque les couloirs de bus ont commencé à être engorgés en raison du nombre croissant de voitures électriques autorisées à les emprunter, des dents ont grincé. Ainsi cet économiste en chef d’une des principales banques nordiques (Nordea), Steinar Juel, qui proposa même une sanction financière à l’encontre de ces privilégiés du volant, pour compenser les retards des bus.

Depuis, la loi a été légèrement aménagée. Toute voiture électrique entrant ou sortant d’Oslo doit transporter au moins deux personnes – conducteur compris – pour pouvoir rouler sur une voie de bus aux heures de pointe. Des malins trouvent le moyen de contourner le dispositif. Qui en embarquant la baby-sitter jusqu’à Oslo avant de lui payer le retour à la maison en bus. Qui en calant un mannequin sur le siège avant droit… Autre changement attendu dans la capitale : la fin progressive de l’exemption de péage pour les voitures électriques. Avec pour commencer, l’obligation à partir de l’an prochain de débourser 1,13 euro par passage aux heures de pointe – près de cinq à six fois moins que pour les véhicules essence et diesels. « Rouler électrique doit rester attractif mais, en même temps, il faut contribuer un peu au financement des transports publics et à la lutte contre la pollution de l’air », explique Sture Portvik, le « monsieur voiture électrique » à la mairie d’Oslo.

Pénurie de bornes de recharge rapide

« J’ai du mal à saisir la logique de cette mesure », lâche Lowe Lindroth, qui travaille dans une banque agricole et qui possède deux voitures électriques, une grande pour les longs trajets en famille et une petite pour aller travailler. Il n’est pas plus enthousiaste à l’idée de voir le nombre de places de parking déplacées du coeur d’Oslo vers des quartiers excentrés. Ainsi l’a décidé la municipalité, dirigée depuis 2015 par une coalition rose-rouge-verte. L’objectif affiché est d’y réduire autant que possible la circulation à caractère privé. Y compris celle des voitures électriques. Celles-ci ne seront pas pour autant négligées. En lisière du centre-ville, la ville investit dans des infrastructures de recharge. Telles cette centaine de bornes ultramodernes, installées en coopération avec un groupe immobilier, au sous-sol d’un centre commercial (Vulkan), dans un quartier hipster. Ces bornes ne sont pas gratuites. Le kilowattheure y coûtera deux fois plus cher que chez un particulier. Une manière pour le partenaire privé de rentrer dans ses frais.

La pénurie de bornes de recharge rapide est, avec le manque de modèles break, « le principal obstacle actuel au vrai décollage des voitures fonctionnant uniquement sur batterie électrique », constate Christina Bu, de la NEF. Car celles-ci, toutes subventionnées sont-elles aussi, ne représentent encore que 3,5 % du parc automobile total norvégien. Certes, le gouvernement a lancé l’an dernier un plan national pour densifier le réseau de bornes sur le territoire national, très étiré du nord au sud. L’usager devra pouvoir en trouver tous les 50 kilomètres, avec au moins deux chargeurs rapides, jusqu’à la ville septentrionale de Tromsø. « Mais il faut voir plus grand encore, il faut se préparer au marché de masse ! », plaide cette pasionaria de la voiture électrique.

Son prochain objectif : franchir le cap des 400.000 voitures 100 % électriques en 2020. Le temps presse. C’est aussi l’année au cours de laquelle il est prévu de supprimer l’exemption de TVA à l’achat de ces véhicules. Cette faveur a déjà fait l’objet d’un récent sursis, à la suite d’un accord entre le gouvernement et l’opposition. Y en aura-t-il un autre dans trois ans, si le décollage ambitionné tarde à se concrétiser ? Ce qui est sûr, c’est que le gouvernement actuel parie sur l’arrêt, en 2025, de la commercialisation dans le royaume de voitures qui émettraient encore du CO2. Le début de l’ère du véhicule « zéro émission ».

Antoine Jacob, Les Echos

Les Echos 30/03/2017