Rentrée des idées  : comprendre le présent

Histoire, sociologie, écologie, philosophie… Les essais attendus cet automne sont résolument en prise avec l’actualité. Panorama.

La récente arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, l’intérêt non démenti pour la Révolution française et le centenaire d’Octobre 1917 donnent à la rentrée des essais un tour plus politique qu’on ne l’aurait attendu dans cette séquence sans élections. Le retour en force de l’Europe est un bon exemple de l’influence des temps sur la production éditoriale.

Révolutions françaises

Alors que la saison dernière avait été marquée par les débats sur l’histoire de France, Les Arènes publient une somme, Europa. Notre histoire, sous la direction d’Etienne François et de Thomas Serrier, qui compte 109 contributeurs du monde entier. Plus humble, mais dans le même esprit, Denis Crouzet dirige, chez Champ Vallon, en octobre, Historiens d’Europe, historiens de l’Europe. Emmanuelle Loyer fait paraître Une brève histoire culturelle de l’Europe, directement accessible en poche (Champs). L’identité européenne, dont la nature et l’existence sont sans cesse débattues, retrouvera un peu de sa charge séditieuse à la lecture du Contre les racines, de l’historien italien Maurizio Bettini (Champs). Autre éclairage critique, Serge Gruzinski se livre à une réflexion sur la diffusion des conceptions historiques produites à la Renaissance dans La Machine à remonter le temps. Quand l’Europe écrivait l’histoire du monde (Fayard), alors que François-Xavier Fauvelle nous tend un miroir avec l’histoire des Hottentots d’Afrique du Sud dans A la recherche du sauvage idéal (Seuil).

Mais c’est la Révolution française qui gagne le palmarès de titres d’histoire cette année. Avec, toujours, son double visage : si on revisite la Terreur (La Terreur, de Jean-Clément Martin, Perrin ; Au pied de l’échafaud, d’Anne Carol, Belin ; La Révolution terrorisée, d’Antoine de Baecque [collaborateur du « Monde des livres »], CNRS Editions), on s’intéresse aussi à la naissance de la démocratie représentative (Antonelle. L’inventeur de la démocratie représentative, de Pierre Serna, Actes Sud). C’est que la Révolution est un héritage qui pèse lourd dans l’histoire politique française : Pascal Ory questionne, dans Peuple souverain. De la révolution populaire à la radicalité populiste, chez Gallimard en octobre, l’expérience politique du XXsiècle et de ses radicalités, tandis que Jean-François Sirinelli se penche sur Les Révolutions françaises. 1962-2017 (Odile Jacob).

Et puisqu’on s’intéresse au fil de ces transmissions, notons l’interrogation des intellectuels devant l’élection d’Emmanuel Macron (lequel avait intitulé son livre Révolution, XO, 2016) : Régis Debray analyse Le Nouveau Pouvoir (Cerf), Pierre-André Taguieff s’interroge : Macron : miracle ou mirage ? (L’Observatoire) et Jean-Noël Jeanneney étudie, en octobre, Le Moment Macron. Le même mois, Alice Baudry, Laurent ­Bigorgne et Olivier Duhamel sortiront leur Macron, et en même temps (Plon), en même temps que Pierre-Olivier Monteil signera son Macron par Ricœur. Le politique et le philosophe (Lemieux).

Justice sociale

Pendant ce temps-là, à quoi pense la gauche ? Eléments de réponse dans un livre plutôt optimiste du militant Christophe Aguiton (La Gauche du XXIe siècle. ­Enquête sur une refondation, La ­Dé­couverte). De son côté, le sociologue et philosophe allemand Axel Honneth revisite L’Idée du socialisme (Gallimard) ; de quoi inspirer, sans doute, les mouvements actuels qui s’en réclament. Sa compatriote, la philosophe et reporter Carolin Emcke, voudrait donner un nouveau souffle au combat contre toutes les haines sociales, raciales ou sexistes qui minent les démocraties contemporaines (Contre la haine, Seuil). Le combat des minorités pour la reconnaissance sera analysé en octobre dans Se défendre. Une philosophie de la violence, d’Elsa Dorlin (La Découverte), mais on pourra lire auparavant Les Casse-couilles. Minorités, minorisé.es dans l’arène politique : stratégies croisées, de Mathilde Larrère et Aude ­Lorriaux (Le Détour). Etre noir aujourd’hui en France est un sujet de réflexion pour Isabelle Boni-Claverie, qui signe Trop noire pour être française (Tallandier), et pour Léonora Miano, qui dirige Marianne et le garçon noir (Fayard).

Comment changer le monde ? Par une « érosion » douce du capitalisme, répond le sociologue américain Erik Olin Wright dans Utopies réelles (La Découverte). Même idée chez le journaliste néerlandais Rutger Bregman, qui signe une enquête sur les Utopies réalistes (Seuil). Un Dictionnaire des biens communs, sous la direction de Marie Cornu, Fabienne Orsi et Judith Rochfeld (PUF), pourra également servir à éclairer ces nouvelles expériences politiques. C’est néanmoins Anna Lowenhaupt Tsing qui gagne la palme de l’originalité en montrant, dans Le Champignon de la fin du monde (La Découverte), que l’on peut, même dans les ruines du capitalisme, faire émerger des « communs latents », des lueurs pour la lutte. Plus classique, on peut aussi trouver sa voie (anticapitaliste) dans la religion, comme le soutient Falk Van ­Gaver dans Christianisme contre capitalisme (Cerf).

Le sociologue Michel Callon propose plutôt de s’intéresser à L’Emprise des marchés (La Découverte) pour comprendre leur fonctionnement et « pouvoir les changer ». Du reste, en lisant l’historien américain Steven L. Kaplan (Raisonner sur les blés. Essais sur les Lumières économiques, Fayard), on en saura plus sur l’origine des débats économiques entre interventionnistes et partisans du libre marché. Une lecture que viendront compléter, en novembre, les cours au Collège de France de 1992-1993 de Pierre Bourdieu, dans lesquels il décortique la théorie économique (Anthropologie économique, Seuil). Outre ce grand classique, notons que Serge Paugam dirige un ouvrage sur les refus de mixité, Ce que les riches pensent des pauvres (Seuil). Gérald Bronner et Etienne Géhin, quant à eux, s’en prennent aux « dérives » de la discipline dans Le Danger sociologique (PUF).

La survie de la planète est, comme la situation sociale, l’autre thème que l’on retrouve à chaque rentrée. Le philosophe Bruno Latour signe, avec Occuper la Terre (La Découverte), un texte d’intervention né du sentiment d’urgence. La technologie nous sauvera-t-elle ? A certaines conditions, répond Yuval Harari qui médite, dans Homo deus (Albin Michel), sur l’avenir de l’humanité. Brève esquisse de l’avenir humain également, croquée depuis une perspective démographique, dans Où en sommes-nous ?, d’Emmanuel Todd (Seuil).

Leçons du passé

Retour à la naissance de la modernité pour mieux comprendre notre présent. Une impressionnante synthèse sous la direction de Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre, Histoire du monde au XIXe siècle, sort chez Fayard, tandis que les éditions Nouveau Monde traduisent La Transformation du monde au XIXe siècle, de l’historien allemand Jürgen Oster­hammel. En octobre chez Gallimard, ­Michel Winock se penche sur la fin de ce XIXe siècle dans Décadence fin de siècle, et Antoine Compagnon compose un tableau des Chiffonniers de Paris avant l’invention des poubelles. Chez Piranha, on traduit le Karl Marx, de Jonathan Sperber.

Le premier XXe siècle est analysé par Robert Gerwarth sous l’angle de la violence politique (Les Vaincus. Violence et guerres civiles sur les décombres des empires, 1917-1923, Seuil), tandis que plusieurs titres enrichissent notre connaissance de la seconde guerre mondiale, qu’il s’agisse de La Guerre allemande, de Nicholas Stargardt (Vuibert), ou du Journal (1932-1943), d’Ivan Maïski, l’ancien ambassadeur russe à Londres (Les Belles Lettres). L’historien américain Timothy Snyder tire « vingt leçons du XXe siècle » dans De la tyrannie, en même temps qu’il voit traduit son livre de 2003 : La Reconstruction des nations. Pologne, Ukraine, Lituanie, Biélorussie. 1569-1999 (tous deux chez Gallimard). A travers un très personnel Retour à Lemberg (Albin Michel), le juriste Philippe Sands revient sur l’origine des notions de crimes contre l’humanité et de génocide.

On notera aussi deux volumes de ­Mémoires qui devraient marquer la rentrée. Ceux de Napoléon, consignés par Emmanuel de Las Cases sous le titre Le Mémorial de Sainte-Hélène, sont édités en octobre par Perrin dans une nouvelle version, retrouvée fortuitement et sans doute plus proche du récit de l’empereur ; ceux de Nelson Mandela sont édités par Plon en novembre à partir des pages laissées par le grand homme (Etre libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes). Pour l’histoire de la vie politique sous la Ve République, on pourra lire les mémoires de l’avocat Henri Leclerc (La ­Parole et l’action, Fayard).

Suivre la pensée

Du côté des philosophes, on n’a pas fini de se pencher sur le cas Heidegger : Peter Trawny y revient avec un nouveau livre, Heidegger, une introduction critique (Seuil). Alain Badiou et Jean-Luc Nancy font le point sur La Tradition allemande dans la philosophie (Lignes). Quant à Hannah Arendt, Payot publie des contes de son invention ainsi que le carnet tenu par sa mère à son intention (A travers le mur, suivi de Notre enfant). Notons la traduction de nouveaux textes de Hans Blumenberg (Théorie de l’inconceptualité et Concepts en histoire, L’Eclat). Quant à la philosophie française, elle voit revenir un grand contemporain en la personne de Clément Rosset qui signe un livre d’entretiens avec Santiago Espinosa (Esquisse biographique, Les Belles Lettres/Encre marine).

On pourrait sans doute trouver une certaine proximité des thèmes traités cette rentrée par Frédéric Gros (Désobéir, Albin Michel), Pascal Chabot (Exister, résister. Ce qui dépend de nous, PUF) ou même Jean-Michel Chaumont, en octobre (Survivre à tout prix ? Essai sur l’honneur, la résistance et le salut de nos âmes, La Découverte). Autre constellation autour de la question animale : Trois utopies contemporaine, de Francis Wolff (Fayard), lance la discussion, reprise en octobre par l’ouvrage d’Etienne Bimbenet, Le Complexe des trois singes. Essai sur l’animalité humaine (Seuil). Un précieux éclairage historique sera apporté, également en octobre, par Le Coup fatal. Histoire de l’abattage animal, d’Elisabeth Hardouin-Fugier (Alma).

Explorant une autre frontière de l’humain, l’intelligence artificielle, Catherine Malabou signe Métamorphoses de l’intelligence (PUF) et le neuroscientifique Antonio Damasio sort en novembre L’Ordre étrange des choses (Odile Jacob). Une fois n’est pas coutume, frappe cette année la vitalité du domaine de l’esthétique et de la théorie littéraire : quand Jacques Rancière publie Les Bords de la fiction (Seuil), Yves Citton signe Médiarchie (Seuil) et Vincent Kaufmann, en octobre, Dernières nouvelles du spectacle (ce que les médias font à la littérature) (Seuil). Peter Szendy tente un « essai d’iconomie » avec Le Supermarché du visible, chez Minuit, également en octobre. Enfin, saisis par l’actualité, Elisabeth de Fontenay et Alain Finkielkraut publient leur correspondance, En terrain miné (Stock). La psychanalyse sera présente avec Freud Wars. Un siècle de scandales, de Samuel Lézé (PUF), et un Dictionnaire amoureux de la psychanalyse, d’Elisabeth Roudinesco (Collaboratrice du « Monde des livres ») (Plon/Seuil).

Incontournables christianisme et islam

Comme chaque année, de nombreux essais sont consacrés aux religions. Si Jésus fera l’objet d’une encyclopédie, sous la direction de Joseph Doré, à paraître en octobre chez Albin Michel, ­l’islam est au cœur des textes inédits d’Abdelwahab Meddeb (Le Temps des inconciliables. Contre-prêches, Seuil). Tandis que Malika Hadimi s’interroge sur Islam et féminisme. Genèse d’un courant controversé (L’Aube), la place de la religion dans notre société est interrogée par l’anthropologue Jeanne Favret-Saada dans Les Sensibilités religieuses blessées. Christianisme, blasphèmes et cinéma, 1965-1988 (Fayard). L’Américaine Joan W. Scott analyse, elle, La Politique du voile (Amsterdam). Le voile fait aussi l’objet d’une histoire, de Nicole Pellegrin, chez CNRS Editions. Enfin, quatre livres reviennent sur les parcours des djihadistes : Le Jihadisme des femmes, de Fethi Benslama et Farhad Khosrokhavar (Seuil) ; Les Ames errantes, de Tobie Nathan (L’Iconoclaste) ; Loyautés radicales. L’islam et les « mauvais garçons de la nation », de Fabien Truong (La Découverte) ; et encore Djihadisme. Le retour du sacrifice, de Jacob Rogozinski (Desclée de Brouwer).

Brûlant Octobre 1917 !

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2017, c’est aussi le centenaire de la révolution d’Octobre, qui se traduit par une avalanche de titres. Ainsi il y aura deux ­Lénine, aux axes opposés de l’échiquier politique : Lénine, l’inventeur du totalitarisme, de Stéphane Courtois (Perrin), et, en octobre, Les Dilemmes de Lénine, du Britannique Tariq Ali (Sabine Wespieser). La méditation de cet ex-trotskiste pourra se lire en parallèle des textes de Daniel Bensaïd, rassemblés dans Octobre 17, la révolution trahie. Un retour critique sur la révolution russe (Lignes). Christian Salmon mène une enquête personnelle, Le Projet Blumkine (La Découverte), ce Blumkine qui fut, parmi ses nombreuses vies, le secrétaire de Trotski. A part ces ouvrages sur des personnages de l’histoire politique, c’est plutôt la société russe dans et après les événements qui retient l’attention, comme dans 1917. La Russie et les Russes en révolutions, d’Alexandre Sumpf (Perrin), ou dans Enfants du goulag, d’Anne-Marie Losonczy et Marta Craveri (Belin). Surtout, l’historien américain Yuri Slezkine nous promet une belle « saga familiale de la révolution russe » avec La Maison éternelle (La Découverte).

Le Monde 24/08/2017