Pourquoi des bac+5 quittent leur “métier à la con” pour conduire un food truck

Woman hiding behind cubicle in office

Certains jeunes diplômés désertent les open-spaces pour passer un CAP cuisine. Le journaliste Jean-Laurent Cassely s’est intéressé à ces CSP+ en proie au déclassement social qui se reconvertissent dans les métiers manuels.

Les professions manuelles, et plus précisément les métiers de bouche ou issus de la restauration, sont-ils le nouvel eldorado des CSP+ ? Un livre éclairant du journaliste Jean-Laurent Cassely s’intéresse à un phénomène qui concerne de nombreux diplômés en phase de reconversion : après avoir manipulé des chiffres dans le secteur de la banque, du commerce ou de la publicité, des cadres qui s’ennuient au travail désertent l’open space pour valider un CAP cuisine ou se lancer dans la micro-brasserie.

Pourquoi ces travailleurs déçus de l’économie immatérielle délaissent-ils leur « bullshit job » — selon l’expression consacrée par l’anthropologue américain David Graeber — pour devenir artisans ? Parce que « les premiers de la classe ont toutes les armes pour réussir dans cette nouvelle économie urbaine » répond Jean-Laurent Cassely, avec qui nous nous sommes entretenus.

Comment expliquez-vous l’attraction de dizaines de cadres supérieurs désireux de se reconvertir dans les métiers manuels, et plus précisément les métiers de bouche ou de la restauration ?

Dans le livre, j’évoque le cas d’un néo-épicier parti d’une grande banque, qui m’a expliqué que son nouveau métier consistait à entreposer des produits, à les emballer pour ses clients et à voir ces derniers repartir avec le sourire avant de les consommer. Il pouvait visualiser sa contribution à l’économie, la dessiner, et cette simple possibilité avait pour lui un aspect très rassurant, car cela n’a rien d’évident quand on évolue par exemple dans le marketing digital bancaire. On parle d’une génération qui n’a connu que la société postindustrielle, c’est à dire concrètement des jobs dans le cadre desquels les bons élèves ne manipulent que des informations et ne travaillent que derrière un ordinateur. Ces métiers sont ennuyeux, désincarnés et paraissent vains.

Les diplômés en crise de sens veulent retrouver le contact avec le monde. Or les commerces de bouche et la restauration font office de valeur refuge pour plusieurs raisons : ils sont explicables en une phrase, on peut toucher et prendre en photo ce qu’on y produit chaque jour, on voit ses clients en face à face, on évolue dans le périmètre d’un quartier ou d’une ville… La contribution de chacun est claire, et nourrir son prochain apparaît comme plus valorisant que faire des Powerpoints pour vendre des prestations intellectuelles abstraites, comme des indicateurs de performance ou des prestations de big data. Ajoutez à cela la culture encyclopédique qu’on peut développer autour des produits, qui culmine par exemple avec l’œnologie, et vous avez tous les ingrédients qui expliquent pourquoi ces métiers séduisent tellement les travailleurs déçus de l’économie immatérielle.

“Il y a une frontière entre les métiers manuels instagrammables et ceux qui ne le sont pas”

Les statistiques démontrent qu’ils sont encore minoritaires parmi le volume de jeunes diplômés. Néanmoins, le nombre de « manipulateurs d’abstraction » qui bifurquent n’est pas négligeable. Est-on proche de l’embouteillage des food-trucks ?

En réalité, les “néos” ne font pas concurrence aux “tradis” sur un seul grand marché. Ils répondent à une demande nouvelle et créent leur propre marché. Depuis plusieurs années, une clientèle urbaine éduquée et aisée est à la recherche de sens dans sa consommation : elle s’interroge sur l’origine des aliments, leur valeur nutritionnelle mais aussi l’histoire de leur fabrication ou le contexte culturel de leur consommation. Or, cette montée en gamme est le créneau sur lequel excellent les néo-artisans : dans les métiers de bouche, on fait grimper la valeur du produit en sachant le mettre en scène, notamment par le discours. C’est ce qu’illustre à merveille la vogue urbaine de la street food, autre nom de cette montée en gamme. Les premiers de la classe ont également un avantage concurrentiel : comme ils sont issus des mêmes rangs que leurs clients, ils connaissent parfaitement leurs aspirations et leurs goûts.

On parle donc d’une nouvelle offre culinaire qui, pour le moment, n’est pas arrivée à saturation, même si on ressent un début d’homogénéisation : les mêmes concepts sont déclinés dans toutes les villes avec le même type d’approche, de slogan. Une certaine course à l’authenticité arrive en bout de course à l’effet inverse : la fatigue du consommateur envahi de cagettes, de logos, de tabliers qui paraissent parfois standardisés et interchangeables…

Pensez-vous que cet afflux de « cerveaux en quête de sens » vers les filières BEP ou CAP puisse, à terme, inverser le regard de la société sur ces professions historiquement moins considérées par les CSP+ ? 

On dit que les CSP+ revalorisent certains métiers. Mais n’est-ce pas finalement l’inverse : les professions choisies sont d’abord celles qui ont un potentiel de revalorisation évident ? Pourquoi choisir les burgers, la fromagerie ou la microbrasserie, plutôt que la plomberie par exemple, alors même que cette dernière activité est souvent présentée comme mieux rémunérée ? La révolte dont je parle concerne des jeunes qui veulent s’exprimer et s’épanouir dans leur travail. Les marques et commerces de ces entrepreneurs sont souvent appréhendés comme une extension de leur personnalité. Or un boucher, un pâtissier ou un fromager peut se mettre en scène et personnaliser sa production ou son service. Plus difficilement avec une installation de plomberie, qui est certes le résultat d’un travail manuel très technique mais effectué en backoffice. Il y a une sorte de frontière entre les métiers manuels instagrammables et ceux qui ne le sont pas. D’ailleurs, le sociologue américain Richard E. Ocejo a récemment publié une enquête intitulée Masters of Craft : Old Jobs in the New Urban Economy, sur quatre métiers particulièrement prisés des jeunes new-yorkais issus des classes supérieures : barbier, boucher, barman et distillateur. Ces métiers attirent plus que d’autres parce qu’on peut les réinterpréter pour les adapter au niveau des goûts des nouveaux consommateurs urbains.

“Parfois perçus comme ringards, ces métiers et ceux qui les exercent sont devenus cool”

Ces dernières années, les émissions de télé-réalité culinaire se sont multipliées, et biaisent bien souvent la vérité des métiers de la restauration. Quel est leur impact sur la volonté de certains cadres d’abandonner l’open-space pour une brigade ? 

Je pense que les émissions, sur lesquelles on insiste parfois comme facteur d’explication de la vogue pour les métiers de bouche et de la restauration, sont plutôt un reflet culturel, un indice visible de cet engouement. On ne change pas brusquement de vie parce qu’on a trop regardé Top Chef . L’éventualité de la reconversion radicale et l’attrait pour les métiers concrets préexistaient dans notre imaginaire collectif quand la télé a capté ce rêve accessible. Mais elle ne l’a pas créé de toutes pièces, sinon les audiences ne seraient pas aussi bonnes.
En revanche, les médias ont accompagné et légitimé la vague de nouveaux entrepreneurs urbains en valorisant leurs parcours et en les faisant poser en une des magazines : parfois perçus comme ringards, ces métiers et ceux qui les exercent sont devenus cool. Cela peut avoir un effet d’entraînement sur de nouvelles recrues ou contribuer à faire sauter leurs derniers verrous psychologiques.

“Les diplômés ne se ruent pas vers le service en salle ou la plonge !”

Les métiers de la restauration sont des métiers réputés difficiles, tant sur le plan physique que mental, et même si certains souhaitent absolument quitter leur « job à la con », ont-ils pleinement conscience de la possible galère dans laquelle ils s’embarquent? 

Effectivement, l’ennui dans un bullshit job peut apparaître comme une cage dorée en comparaison des métiers très difficiles de la restauration, d’ailleurs les diplômés ne se ruent pas vers le service en salle ou la plonge ! Quand ils ouvrent une boutique, ils restent rarement vendeur sur le long terme. Le passage par un CAP ou une formation courte est souvent une étape nécessaire pour maîtriser la technique du métier avant de rebasculer vers une fonction de gestionnaire ou d’animateur d’une marque ou d’un commerce.

Les chefs cuisiniers, indépendamment de leur talent culinaire, sont encore parfois de piètres gestionnaires. Acheter des produits au juste prix peut s’avérer être un vrai casse-tête, de même que composer une carte, gérer les fiches de paye… On peut imaginer qu’un ex-cadre du secteur bancaire reconverti dans la restauration aurait une carte à jouer dans ce domaine… 

Oui, c’est justement ce qu’on observe. Les compétences en gestion de projet, en marketing, en communication et en prospective de marché peuvent être mises à profit lors de ces basculements vers un nouvel univers professionnel. Si on part du principe que la restauration, surtout dans les grandes villes, est un univers concurrentiel, alors savoir sortir du lot est une compétence primordiale. Or, s’il existe des purs néo-manuels, les agents les plus innovants de la révolte sont ceux qui marketent d’une certaine manière leur retour à la main et au concret, car ils maîtrisent non seulement les savoir-faire de l’artisan mais également les fondamentaux de l’économie des signes : le faire-savoir.

“La vie professionnelle d’un chef-star ressemble plus à celle d’un consultant qu’au quotidien d’un cuisinier”

En 2030, le nouveau Thierry Marx sera-t-il selon vous un ex-premier de la classe qui se sera réorienté ? 

On verra sans doute apparaître de nouvelles icônes, des entrepreneurs urbains d’un nouveau genre à l’aise dans leur atelier ou dans leur cuisine comme dans une conférence TED ou dans les pages lifestyle d’un magazine. D’ailleurs à bien y regarder, la vie professionnelle d’un chef-star ressemble plus à celle d’un consultant qu’au quotidien d’un cuisinier. Il s’agit en premier lieu d’animer et de gérer une image de marque, un capital immatériel. Les premiers de la classe ont toutes les armes pour réussir et se démarquer dans cette nouvelle économie urbaine.

Télérama 05/09/2017