Pure science-fiction voilà seulement quelques années, l’idée d’intervenir à dessein sur le climat terrestre n’est plus une complète fantasmagorie. De fait, l’accélération du réchauffement et les difficultés de la communauté internationale à répondre au problème contribuent à mettre sur le devant de la scène une variété de techniques présumées capables de contrer le changement climatique en cours – ou au moins certaines de ses manifestations.
En février, quatre ans après le coup de téléphone reçu par M. Robock, l’Académie des sciences américaine publiait ainsi, avec le cofinancement de la « communauté du renseignement », un rapport sur le sujet en deux volets. Le premier était consacré aux systèmes capables d’extraire du dioxyde de carbone (CO2) de l’atmosphère terrestre ; le second était dévolu aux méthodes très controversées de « gestion du rayonnement solaire », celles susceptibles de réduire l’ensoleillement de la surface terrestre.
Un « atelier de réflexion prospectif »
En France, un « atelier de réflexion prospectif » a été constitué par l’Agence nationale de la recherche (ANR) pour rendre sa propre évaluation des techniques de géo-ingénierie. Quant au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), il a construit ses scénarios d’évolution du climat les plus optimistes en s’appuyant sur l’hypothèse que l’extraction du CO2 de l’atmosphère terrestre serait bientôt une réalité à grande échelle…
C’est en 2006, dans un article publié par la revue Climatic Change, que le chimiste de l’atmosphère Paul Crutzen imagine la modification de l’albédo terrestre (la faculté de la Terre de réfléchir la lumière) par l’injection de grandes quantités de dioxyde de soufre (SO2) dans la haute atmosphère. Là, une part de ce gaz se transforme en microparticules sulfatées, formant une manière de « parasol » qui permettrait d’occulter légèrement le rayonnement solaire. Le système mime les effets des grandes éruptions volcaniques, bien connus des climatologues : une éruption comme celle du Pinatubo (Philippines), en 1991, a fait chuter, l’année suivante, la température moyenne mondiale de 0,5 °C environ.
Des millions de tonnes de soufre
« Un tel système n’est pas complètement impossible, même si on ne sait pas encore comment transporter dans la haute atmosphère les millions de tonnes de soufre nécessaires, estime le climatologue Olivier Boucher, chercheur (CNRS) au Laboratoire de météorologie dynamique, qui a coordonné l’atelier de réflexion prospectif sur la géo-ingénierie. On doit pouvoir réussir avec une flotte de quelques centaines d’avions en rotation permanente… Mais cela ne résout pas les nombreux problèmes que pose cette technique. »
Destruction de l’ozone stratosphérique, pluies acides, détérioration de la qualité de l’air lorsque les particules sulfatées retombent sur terre… les risques sont nombreux. Les modifications de la réfraction atmosphérique provoqueraient aussi des effets visuels à grande échelle. « Nous perdrions la couleur bleue du ciel, qui deviendrait blanchâtre », précise M. Robock. Les couchers de soleil, eux, seraient d’un rouge orangé profond…
La quantité de soufre à injecter au sommet de l’atmosphère est une autre limite. Ulrike Niemeier et Claudia Timmreck (Institut Max-Planck de météorologie à Hambourg, Allemagne) ont calculé, dans une étude publiée en août par la revue Atmospheric Chemistry and Physics, la quantité moyenne de soufre à injecter dans la haute atmosphère pour maintenir stable la température moyenne terrestre, à son niveau attendu pour 2020, dans la perspective d’une absence de contrôle des émissions de gaz à effet de serre. Le résultat est éloquent : selon les deux chercheurs, il faudrait mobiliser environ 45 millions de tonnes de soufre chaque année, soit plus de cinq fois la quantité émise dans la stratosphère par l’éruption du Pinatubo – la plus forte du XXe siècle…
Gérer le rayonnement solaire
Pour éviter ces inconvénients, certains suggèrent d’autres systèmes de « gestion du rayonnement solaire » : brumisation de l’eau de mer pour rendre les nuages plus réfléchissants, etc. L’envoi dans l’espace de grands réflecteurs entre la Terre et le Soleil, à plus de 1,5 million de kilomètres du plancher des vaches, a même été suggéré par certains. « Nous pouvons clairement exclure la faisabilité d’un tel système, estime Olivier Boucher. D’une part, la taille des panneaux à déployer est considérable, et d’autre part, le “point de Lagrange” [situé à l’équilibre gravitationnel entre la Terre et le Soleil], où ils devraient être positionnés, est instable. » Non seulement il faudrait acheminer et assembler, très loin de la Planète bleue, d’immenses constructions, mais leur position devrait être sans cesse corrigée…
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Même en imaginant une série de ruptures technologiques permettant de réaliser ce type de scénario, l’occultation d’une partie du rayonnement solaire aura toujours des inconvénients majeurs. « Les effets régionaux ne sont pas contrôlables, dit ainsi M. Robock. Les simulations et les observations dont nous disposons suggèrent que ces méthodes peuvent perturber les phénomènes de moussons, sur lesquelles reposent l’agriculture de pays comme l’Inde ou la Chine… » Limiter la hausse des températures, mais casser le cycle des moussons ? Il n’est pas sûr que le jeu en vaille la chandelle.
Effet de rattrapage
Surtout, si un tel « parasol » était déployé pour être ensuite brusquement refermé, il faudrait se colleter avec ce que les climatologues nomment l’« effet de résiliation » (termination effect, en anglais). Lorsque l’occultation du rayonnement s’achève, tout le réchauffement qui a été évité se produit alors à un rythme très rapide, un effet de rattrapage « qui donne beaucoup moins de temps aux sociétés pour s’adapter », estime M. Robock. En clair, s’engager dans la voie de la « gestion du rayonnement solaire » sans réduire les émissions de gaz à effet de serre condamnerait l’humanité à être durablement prisonnière de ce dispositif technique… Ce serait « irrationnel et irresponsable », conclut le rapport de l’Académie des sciences américaine.
Dispositif qui, de surcroît, ne résoudrait pas l’un des problèmes majeurs liés au réchauffement : l’acidification des océans, causée par la dissolution du carbone atmosphérique. Pour ralentir ce phénomène, il faudrait retirer du CO2 de l’atmosphère, ce qui permettrait en outre d’atténuer la montée des températures. Ce type de techniques, moins risquées que les interventions sur le rayonnement solaire, est au centre de nombreux travaux. Et, aussi, de nombreuses spéculations.
Retirer entre 300 et 700 milliards de tonnes de CO2
« Aujourd’hui, la plupart des scénarios qui nous amènent à 2 °C font intervenir de tels systèmes, dit M. Boucher. Selon la nature de ces scénarios, il faudrait retirer entre 300 et 700 milliards de tonnes de CO2 à l’atmosphère d’ici à 2100… » Pour rester sous le seuil des 2 °C de réchauffement par rapport à la période préindustrielle, la géo-ingénierie n’est donc plus une option. C’est même devenu une nécessité.
L’une des idées en ce sens est l’ensemencement, ou la « fertilisation », des océans en fer. L’idée est simple : les micro-organismes marins sont, dans certains bassins océaniques, limités dans leur développement par le peu de fer présent dans les océans. Saupoudrer les eaux de surface avec une solution ferreuse pourrait leur permettre de prospérer plus vite, et donc de pomper plus de CO2 dans l’atmosphère. Ainsi « augmentée », la chaîne alimentaire marine transférerait de facto de grandes quantités de carbone, sous forme de matière organique…
Mais pour combien de temps ? Ce stockage est-il pérenne – le carbone constituant les organismes morts finissant sur le plancher océanique – où seulement transitoire ? « Il est très difficile de le savoir, répond Stéphane Blain, professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie et chercheur à l’Observatoire océanologique de Banyuls-sur-Mer (CNRS, UPMC). Il y a deux problèmes majeurs avec la fertilisation : le premier est qu’il serait très coûteux et difficile de savoir exactement combien de carbone a pu être durablement stocké après une opération de fertilisation à l’échelle d’un bassin. Le second est qu’il est tout aussi difficile de connaître la nature des effets indésirables de cette technique… »
« Bioénergie avec capture et stockage du carbone »
Sur la terre ferme, les choses peuvent être bien plus facilement contrôlées. L’une des techniques les plus en vue est la « bioénergie avec capture et stockage du carbone » (bio-energy with carbon capture and storage, ou BECCS). Derrière ce jargon se cache un schéma assez simple. Pour retirer du carbone à l’atmosphère, il suffit de faire pousser de la biomasse (arbres, plantes, etc.), de la brûler pour produire de l’énergie, puis de capter, en sortie d’usine, le CO2 issu de la combustion pour le séquestrer dans des formations géologiques profondes. Prélevé à l’atmosphère par les plantes, par le biais de la photosynthèse, le carbone se retrouve, en bout de course, durablement stocké dans le sous-sol…
Solution miracle ? Dans un monde aux espaces infiniment vastes, peut-être. Mais, sur Terre, la disponibilité des terres arables pour cultiver cette végétation destinée à être convertie en énergie n’est pas nécessairement garantie.
Dans son rapport sur la géo-ingénierie, l’Académie des sciences américaine donne quelques ordres de grandeurs : pour ôter 18 milliards de tonnes de CO2 par an à l’atmosphère, soit l’équivalent de la moitié du CO2 produit par la combustion des ressources fossiles dans le monde (au niveau de 2013), il faudrait mobiliser environ 400 millions d’hectares de terres arables, sur les quelque 600 millions encore disponibles. Outre le rôle d’éponge à CO2, un système de BECCS déployé à cette échelle fournirait environ 90 000 petajoules par an – soit peu ou prou la consommation énergétique des Etats-Unis…
Des choix cornéliens
« Par comparaison, environ 1 600 millions d’hectares sont aujourd’hui utilisés pour les cultures agricoles et 3 400 millions d’hectares sont dévolus aux pâturages, précise le rapport, citant les chiffres de l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO). La demande mondiale de nourriture devrait doubler au cours des cinquante prochaines années, ce qui, en l’absence d’augmentation considérable des rendements ou des changements de régime alimentaire [le régime carné étant très gourmand en terres arables], mettra les cultures destinées à l’énergie en compétition directe avec les cultures destinées à l’alimentation. »
Des choix cornéliens s’annoncent. L’économiste Sabine Fuss (Institut de recherche Mercator sur les biens communs et le changement climatique, à Berlin) déclarait, en juillet à l’Unesco, qu’il était important de savoir « où et dans quelle mesure [cette technique d’extraction du carbone] pourrait se développer sans compromettre d’autres objectifs exigeant eux aussi des surfaces terrestres, comme la sécurité alimentaire, la conservation de la biodiversité ou le maintien des services rendus par les écosystèmes ». Cultiver de manière intensive des plantes pour les brûler et enfouir le carbone qu’elles contenaient aura en outre un impact sur l’utilisation des ressources en eau et en engrais, ajoutait en substance la chercheuse…
Un moyen de contourner cet obstacle est de préférer des systèmes physico-chimiques de capture du CO2. Certains matériaux, qui peuvent être installés sous forme d’« arbres synthétiques », par exemple, dans des milieux déjà « anthropisés » (villes, bâti, etc.) ou impropres à l’agriculture, peuvent par exemple absorber le gaz carbonique directement dans l’atmosphère, puis le restituer moyennant un apport énergétique. Reste ensuite à le séquestrer… Hélas ! En l’état des technologies disponibles, l’énergie à consacrer à cette suite d’opérations est considérable. « En faisant un rapide calcul, on voit qu’il faudrait environ dix années de la consommation énergétique primaire mondiale pour faire baisser de 50 ppm [parties par million] la concentration atmosphérique de dioxyde de carbone », illustre Olivier Boucher. Ce qui reviendrait à faire revenir celle-ci à son niveau relevé en 1990…
Un épisode des « Shadoks » ?
En outre, l’énergie consacrée à cette technique doit bien évidemment être décarbonée – faute de quoi le système aurait une place de choix dans un épisode de la série télévisée « Les Shadoks ». Ainsi, l’Académie des sciences américaine estime que, pour ôter à l’atmosphère 10 milliards de tonnes de CO2 par an grâce à ces techniques, il faudrait disposer d’environ 40 millions d’hectares de panneaux solaires installés dans les conditions d’ensoleillement du sud-ouest des Etats-Unis… Le tout coûterait en outre assez cher, puisque l’évaluation des experts américains est qu’un tel dispositif reviendrait à environ 100 dollars (92 euros) la tonne de CO2 captée.
Le défi n’est seulement technique : il est aussi économique. Aucune technique de séquestration du CO2 ne verra le jour si elle est trop coûteuse. La tarification du carbone, qui pourrait se jouer au cours de la conférence de Paris sur le climat (COP21, du 30 novembre au 11 décembre), aura donc un effet considérable sur l’éventail des techniques qui pourraient, ou ne pourront pas, voir le jour… « A l’heure actuelle, conclut Alain Robock, presque tous les scientifiques qui travaillent sur ces questions s’accordent pour dire que la technique qui est à la fois la moins coûteuse et la plus acceptable est de cesser de mettre du dioxyde de carbone dans l’atmosphère, c’est-à-dire de laisser dans le sous-sol le pétrole et le charbon. »
Le Monde 09/11/2015