Qui va profiter de la « blockchain » ?

 

La technologie à l’origine du bitcoin pourrait servir de support à tout type de transactions commerciales. En attendant, elle pourrait faire la fortune des startuppers, des capital-risqueurs et des grands noms de l’informatique.

La technologie « blockchain » est une innovation majeure à l’origine du bitcoin. […] Elle assure une transparence des échanges qui pourrait modifier le fonctionnement de nos systèmes de régulation centralisés, diminuer les coûts et transformer de nombreux domaines : l’assurance, l’immobilier, le commerce, les élections… » Billet d’humeur d’un geek passionné de fintech sur son blog ? Non, cet avertissement figure sur le site Internet d’une organisation qui pourrait un jour être victime de la « blockchain » : la Banque de France !

Quel chemin parcouru depuis que, en mai 2008, un mystérieux Satoshi Nakamoto publia l’article « Bitcoin : un système de monnaie électronique de pair à pair » où il annonçait l’invention d’une monnaie émise sans autorité centrale. Une prouesse rendue possible par la « blockchain », une technologie que l’hebdomadaire britannique « The Economist » qualifia, en octobre dernier, de « machine à produire de la confiance » : depuis le début du bitcoin, toutes les transactions sont inscrites dans un registre comptable accessible à tous, recopiable à l’infini et infalsifiable, grâce à des « clefs privées » et des « clefs publiques », des sécurités informatiques inventées en cryptographie (écrire un message secret que seuls les détenteurs, par exemple, d’une clef de codage peuvent déchiffrer).

« C’est la première fois que l’on invente une technologie permettant à une entité A d’échanger avec une entité B sans tiers de confiance, en toute sécurité et pratiquement sans frais », résume Nicolas Debock, directeur d’investissement chez Balderton Capital, un important fonds de capital-risque anglais.

Il a donc fallu près de sept ans (lire ci-contre) pour se rendre compte du caractère « disruptif » de l’invention de Nakamoto. « Dans une révolution technologique, ce ne sont pas les premières applications qui sont les plus redoutables », rappelle Damien Guermonprez, directeur général de Lemon Way, une start-up spécialisée dans les paiements sur mobile et la collecte d’argent pour compte de tiers. Ainsi, le premier ordinateur personnel remonte à 1965, mais cet outil, d’abord utilisé pour des calculs scientifiques, ne s’est popularisé que dans les années 1980 avec des appareils plus polyvalents (Commodore, IBM PC, Apple…), car plus puissants, grâce au microprocesseur, inventé entre-temps.

L’ubérisation déjà dépassée

La « blockchain » peut-elle être appliquée à tous les secteurs ? Certains rêvent de « blockchains » qui rendraient caducs tous les systèmes centralisés. « Ce que l’on reproche à l’ubérisation est déjà dépassé, car, grâce à la « blockchain », l’économie du partage va « disrupter » l’économie collaborative : vous pourrez bientôt vous passer d’un intermédiaire comme Uber pour réserver et payer un service », prédit Pascal Terrasse, député PS et auteur en mars dernier d’un rapport sur l’économie collaborative. Claire Balva, cofondatrice de Blockchain France, une société de formation et de conseil créée à l’été 2015, voit trois grandes catégories d’applications possibles : « Les applications de transfert d’actifs (argent, votes, titres…) ; les applications se servant de la « blockchain » en tant que registre, pour assurer la certification et la traçabilité d’objets précieux tels que les diamants ; et les « smart contracts », programmes qui exécutent automatiquement les termes d’un contrat. »

Ce dernier point, qui passionne les experts, est encore très visionnaire. Exemple de « smart contract », couplé à un objet connecté : « Votre réfrigérateur détectera que vous n’avez plus de lait et en commandera auprès d’un supermarché en ligne : le paiement sera déclenché de façon sécurisée », explique Cyril Grunspan, responsable du département d’ingénierie financière de l’Esilv (Ecole supérieure d’ingénieurs Léonard de Vinci), un établissement qui utilise déjà la « blockchain » pour authentifier les diplômes électroniques de ses étudiants.

Résultat de cet engouement, les start-up spécialisées dans l’utilisation de la « blockchain » se multiplient. Les cabinets de capital-risque leur ont déjà consacré plus de 985 millions d’euros, dont 143 millions lors du premier trimestre 2016, selon le site britannique CoinDesk.

Mais, pour l’instant, à part pour le bitcoin et d’autres monnaies électroniques, la « blockchain » n’a pas servi à grand-chose. « Tout cela est encore très prospectif, car il reste plusieurs grandes questions scientifiques à résoudre », tempère Rémi Géraud, chercheur en sécurité et cryptographie à l’ENS (Ecole normale supérieure) et au laboratoire innovations d’Ingenico. Par exemple, les sécurités cryptographiques utilisées n’ont pas été conçues pour l’usage qu’en fait la « blockchain ». De plus, il n’y a pas d’autorité centrale : c’est un avantage en termes de transparence et de coût, mais un inconvénient en termes de sécurité : si un utilisateur perd sa « clef » (mot de passe), impossible d’en demander une nouvelle. Les mises à jour sont compliquées, car personne ne les décide. Pis, si le système « plante », personne ne le verra. « Autrement dit, la « blockchain » doit être parfaite dès le début : on ne peut pas corriger un éventuel bug », conclut Rémi Géraud. Enfin, le respect de la vie privée n’est pas assuré. « Cette technologie conserve une trace de toutes les transactions et ne garantit pas l’anonymat : elle permet juste l’utilisation d’une sorte de pseudonyme », explique un expert, sous couvert d’anonymat.

Toutes ces inconnues n’empêchent pas les grands noms de l’informatique (éditeurs, fabricants de serveurs, cabinets-conseils…) et les institutions de prendre les devant. La Banque de France travaillerait sur une « blockchain ». IBM France a créé l’été dernier le poste de « blockchain leader ». « Nous nous concentrons sur les « blockchains » privées, destinées à tous les acteurs évoluant au sein d’un réseau réglementé et qui se doit d’être performant, précise Luca Comparini, l’actuel titulaire du poste. La gouvernance d’une « blockchain » privée permet de tracer qui fait quoi et donc d’exclure un acteur qui commettrait une faute. » Acteur important des systèmes transactionnels et du cloud, IBM espère accompagner ses clients quand ils passeront à la « blockchain ». Le mystérieux Nakamoto n’avait sûrement pas prévu d’enrichir Big Blue.