La pauvreté, un défi mondial qui reste à relever

 

Martin Ravallion livre une fascinante lecture de l’histoire de la pauvreté, des techniques pour l’évaluer, des politiques menées pour la réduire.

L’économiste Martin Ravallion a exercé pendant un quart de siècle à la Banque mondiale, dont la mission est d’« oeuvrer pour un monde sans pauvreté ». Il y a contribué de façon décisive à la création des seuils de pauvreté internationaux. Le plus connu, sous le nom de « seuil à 1 dollar par jour », se situe maintenant à 1,9 dollar en parité de pouvoir d’achat. Autrement dit, est considérée comme pauvre une personne qui ne peut consommer plus que ce que quelqu’un peut acheter avec 1,9 dollar aux Etats-Unis. La communauté internationale fait de l’élimination de l’extrême pauvreté, à ce seuil, son premier objectif.

Dans son dernier livre, publié en début d’année aux Etats-Unis, Martin Ravallion rappelle que les progrès sont spectaculaires. Si environ 1 milliard d’individus vivent aujourd’hui dans cette extrême pauvreté, on estime, rétrospectivement, qu’à peu près le même nombre de personnes étaient dans cette situation il y a deux siècles. La proportion, par rapport à la population mondiale, est ainsi passée de plus de 80 % à moins de 20 %. Les succès contre la pauvreté absolue, nourris récemment par la dynamique économique asiatique, contrastent avec l’augmentation de la pauvreté relative (celle-ci étant fonction de l’évolution des niveaux de vie). En gros, la pauvreté globale s’effondre, mais les inégalités nationales augmentent.

Ravallion jongle didactiquement avec les chiffres. Décortiquant les dimensions relativement absolues (le dénuement total) et absolument relatives (les niveaux de vie se comparent dans le temps et dans l’espace) de la pauvreté, il souligne que ce sont, au total, plus de 2,5 milliards d’individus qui vivent sous ce seuil international ou sous un seuil national caractéristique du pays dans lequel ils se trouvent. Pondérant encore les bons chiffres, Martin Ravallion signale que 97 % de la population des pays en développement vivaient en 1990 sous le seuil de pauvreté américain (à environ 13 dollars par jour), 93 % en 2010.

Prise de conscience

Deux périodes se singularisent dans l’histoire de la pauvreté, la fin du XVIIIe siècle et les années 1960 et 1970. Google permet d’ailleurs de repérer deux pics dans les occurrences du terme « pauvreté » dans tous les livres publiés depuis 1700. Justifiée comme naturelle, avant les Lumières, la pauvreté n’était thème d’action publique que pour contrôler les pauvres. Elle se conçoit ensuite comme légitimement traitable et potentiellement éliminable. Rappelons-nous de la « déclaration de guerre inconditionnelle contre la pauvreté » du président Johnson en 1964. La pauvreté n’a pas été vaincue, mais elle n’est plus vue comme une nécessité du développement. Au contraire, son éradication est érigée en ambition du développement.

L’expert ne se repose pas uniquement sur les équations et l’analyse des données, mais aussi sur une très vaste connaissance de l’ensemble des travaux sur la pauvreté. Citant par exemple un Fitzgerald qui aurait dit « les riches sont différents de vous et moi » et auquel Hemingway aurait rétorqué « oui, ils ont plus d’argent », il traite plus à fond de Rousseau, Malthus, Kant, Rawls ou Sen.

Equité et efficacité

Les problématiques d’équité et d’efficacité des programmes de protection ou de promotion des pauvres sont exposées parallèlement aux analyses et observations sur les contraintes, incitations et arbitrages des pauvres eux-mêmes. La discussion du ciblage possible des interventions, sur des populations ou des régions, s’ajoute à l’étude des différentes expérimentations et propositions, comme le revenu de base (qui affecte ex-ante la redistribution), l’impôt négatif (qui l’affecte ex-post), les transferts monétaires conditionnels (avec versements de prestations sous condition de comportements).

Il faut souhaiter que les remous provoqués par ce très gros pavé (700 pages, en petits caractères) dans l’océan de la pauvreté touchent bien des rives. Si le texte, rédigé pour accompagner un cours à Georgetown University, ne se dévore pas comme un roman, il n’en demeure pas moins captivant. Et l’auteur invite ses lecteurs à picorer, en fonction de leurs intérêts et niveaux de spécialisation, dans les 10 chapitres et 127 encadrés de cette somme sur la pauvreté, qui peut aussi se lire comme un traité de science économique appliquée. Sur les limites et défaillances respectives du marché et de la charité, sur l’intérêt de ne pas raisonner uniquement en termes d’utilité mais aussi de capacité

Les Echos 17/06/2016